Au début de mon reportage, j’avais reçu un mail fort peu agréable d’un journaliste albanais qui n’avait pas aimé ce que j’avais écrit dans mon prologue. “Vous les journalistes de la ‘troisième catégorie’, une fois arrivés en Albanie, ne voyez que les ombres de vos fantasmes que vous projetez sur un peuple”, m’avait-il dit. Je lui ai proposé une rencontre : nous avons pris un thé à l’hôtel Rogner de Tirana. “Un vrai journaliste se doit de fréquenter le Rogner ou le Sheraton, où qu’il soit”. Telle est sa devise.
Ilir Yzeiri, 53 ans, est journaliste d’investigation et professeur de la communication à l’Université de Tirana. Il collabore régulièrement au blog planétaire de TV5 Monde. Il est actuellement poursuivi par une fondation italienne pour un reportage sur ce qui aurait du être le nouvel hôpital mère Teresa. Or la fondation a préféré selon lui utiliser l’argent et le terrain pour construire une université privée. La fondation réclame 100 000 euros pour son enquête diffusée en janvier dernier dans le programme “Harpur” (”ouvert”). “C’est le prix à payer pour dénoncer la corruption”.
Ilir Yzeiri brosse un état des lieux sans concession du pays : une Albanie corrompue qui n’avait pas besoin de dépenser autant pour faire une autoroute.
De quels maux souffre l’Albanie aujourd’hui ?
“La corruption généralisée. Il n’y a pas un seul ministre pour lequel le presse n’a fait une enquête. Nous n’avons pas la chance d’avoir une classe politique responsable. Il n’y a que Edi Rama (maire de Tirana, socialiste) que j’estime un peu plus. Lui a une vision plus jeune, c’est le seul qui pourrait mettre fin à la transition politique qui perdure depuis la fin de la dictature. Quand le gouvernement de Sali Berisha est revenu au pouvoir en 2005, il a promis de lutter contre la corruption et il a fait le contraire ! Son gouvernement a abusé des fonds publics au nom du patriotisme pour faire construire l’autoroute”.
Vous n’aimez pas cette autoroute ?
“Je n’ai pas peur de dire que le gouvernement de Sali Berisha a volé notre argent au nom du patriotisme. Il n’y avait pas besoin de cela pour unir cinq millions d’habitants ou permettre aux Kosovars d’aller une fois par an sur la plage à Durrës. Il n’y avait pas besoin de faire quatre voies et un tel tunnel. Ca n’aurait pas du coûter aussi cher. Personne ne sait où la taxe Majko (taxe spéciale instaurée en 2002 par le député socialiste Pandi Majko pour financer l’autoroute) est passée. Et nous payons encore cette taxe : 7 000 leke (52 euros), chaque année au contrôle technique, pour tous ceux qui ont une voiture”.
C’est donc le financement de l’autoroute que vous reprochez au gouvernement ?
“Son financement et le folklore dont on entoure la route. Notre économie est en récession depuis sa construction. Sur un budget annuel de trois milliards d’euros, l’Etat a consacré un milliard à l’autoroute, soit 60% du budget du ministère des Transports. Construire, c’est toujours très bien. Mais l’Albanie a d’autres priorités. Et puis tout ce folklore, toute cette propagande, c’est primitif. Est ce que les Européens ont fait le même folklore à propos de l’autoroute de Lille à Marseille ? Est ce qu’elle vous a ‘uni’ ? Non. Sous la dictature, on disait : ‘Le socialisme est une voiture qui n’avance pas avec le moteur, mais avec le klaxon’. C’est à dire la propagande. Et c’est ce que fait notre Premier ministre”.
Si Sali Berisha a une telle image, pourquoi les gens ont revoté pour lui en 2005 et en 2009, après un bilan négatif comme président (1992 -1997) ?
“Alors ça, je ne le comprends pas. Nous ne savons pas faire la démocratie, nous sommes un peuple émotif. Les Albanais n’ont pas le sens de l’Etat. Ils sont individualistes, égoïstes, bien que très généreux. Sali Berisha a volé les élections de 2009 et les Européens ont applaudi. Nous avons cru qu’il était honnête, mais il nous a menti. Il a manipulé le vote grâce à quelques eurodéputés qui ont validé le comptage des voix”.
Cela n’a pas été dénoncé par la presse ?
“Si, par presse libre, l’opinion publique et les Américains. La presse albanaise se porte mal : nous produisons en tout 45 000 exemplaires par jour. Les journaux sont aux mains des constructeurs immobiliers et des hommes d’affaires qui les utilisent pour servir leurs intérêt. Notre unique chaîne publique est devenue une caricature : même en Corée du Nord, la télé publique est plus digne. Ici, elle est aux mains du gouvernement, du matin au soir elle passe Sali Berisha qui parle. Il n’y a que trois chaînes privées nationales, et une vingtaine de chaînes locales”.
La justice est-elle plus libre ?
“La justice a les mains liées par les hommes politiques et l’argent criminel. Les juges de l’Albanie sont les habitants les plus riches : ils ont des villas, de grosses voitures, plusieurs appartements. Deux ministres ont été accusés par un procureur et sauvés par juge. D’abord Lulzim Basha, l’ancien ministre des Transports. La cour des comptes avait constaté la disparition de deux millions d’euros. Malgré la plainte du procureur, le juge l’a acquitté. Puis Fatmir Mediu, ministre de la Défense à l’époque de la tragédie de Gërdec, une explosion dans une manufacture qui avait fait 26 morts. Lui aussi a été poursuivi, puis acquitté”.
Et du côté de la mafia ?
“La mafia n’est pas aussi organisée qu’en Italie. Nous avons des groupes criminels très sanglants, liés avec des criminels du Kosovo et des membres de la police. Ils pratiquent la vengeance, et plus rarement aujourd’hui, le kanun (code pénal qui autorise la vengeance par le sang, interdit sous Enver Hoxha). Notre problème principal est le trafic de drogue du Kosovo à l’Italie via l’Albanie. La culture du bakchich, venue de Turquie, recule, mais pas l’abus de fonds publics par de hauts fonctionnaires”.
Dans quel état est la société albanaise ?
“La société est dans un état léthargique. Elle est très fatiguée par la propagande, la corruption, elle ne réagit plus. Elle a fait une révolution en 1997 à la chute des pyramides (sociétés d’épargne pyramidales qui ont fait banqueroute). Tout le monde a perdu son épargne, les gens s’entretuaient dans la rue, c’était presque une guerre civile : 2 000 personnes sont mortes. Puis il y a la tragédie du Kosovo en 1999. C’est trop pour un pays sorti de la dictature”.
Tellement dur que la majorité des Albanais ont quitté le pays ?
“Il n’y a pas de travail, ni en Albanie ni au Kosovo. La plupart des Albanais, un million environ, travaillent à l’étranger. C’est l’immigration qui a fait l’Albanie, nous ne produisons rien. Des sociétés civiles mènent des programmes sociaux. Mais les Albanais n’ont pas besoin de l’Etat, ils ont un fils ou une fille qui envoie de l’argent de l’étranger. Si la libéralisation des visas se fait, alors la plupart des Albanais qui sont à l’étranger rentreront se faire régulariser”.
Et pour ceux qui sont restés ici ?
“Les Albanais vivent dans un territoire bien dôté : ils ont la plaine, la mer, la montagne, mais ils manquent de solidarité. Durant cinquante années de frontières fermées, l’Etat a fait une propagande pour la solidarité. Les Albanais ont fait semblant et aujourd’hui ils éprouvent des difficultés à être ensemble. Les deux tiers de la population vivent dans le triangle Fushë-Krujë-Durrës-Tirana. L’Albanie est un beau pays, mais pas homogène”.