En période de crise sociale, le service public audiovisuel multiplie les documentaires sur la pauvreté. Ils nous présentent des inconnus qui souffrent, qui disent leur souffrance devant nous, et on ne peut pas leur tendre la main, on est changés, pétrifiés, réduits à l’état de voyeurs impuissants. C’est le lot des téléspectateurs qui regardent les docs sur la pauvreté française, car la pauvreté étrangère touche moins les nationaux. Et pourquoi ? Parce que les Français seraient racistes ? Non. Parce qu’il faut des fils communs pour que l’émotion passe. S’il n’y en a pas, qu’ils soient culturels, ethniques, historiques ou sociaux, alors l’empathie est plus difficile, l’émotion moins forte, le réflexe naturel d’aide plus ténu, la tension vers l’autre plus aléatoire.
Documentaires animaliers ou l’animalisation du Pauvre
Les documentaires sur les pauvres sont faciles à fabriquer : il suffit de filmer des Pauvres (des créatures ressemblant à des Humains mais de la race pauvre), de les laisser parler, pleurer, et c’est dans la boîte.
L’émotion est au rendez-vous, la peur est là, le voyeurisme est là, pas besoin d’action, l’inaction et la détresse sont le sujet principal, qui se traite tout seul. Besoin d’aucune recherche, d’aucun plan, d’aucune structure (à part trois panneaux de stats qui font genre), rien sur le social, le libéralisme, pas de méta-information. Pauvreté et paresse réalisatrices sont les deux mamelles de ces productions.
Le Pauvre est traqué dans son milieu naturel, un milieu désolé, moche, qui constitue une prison mentale, de celles dont il est le plus difficile de s’échapper. On voit le Pauvre se nourrir, mais il parle plus de nourriture qu’il ne mange, on découvre ce qu’il mange, souvent des pâtes, des patates. Le Pauvre explique qu’il n’a pas le droit à la viande, on ne parle même pas de poisson. Il n’y a pas de vegans chez les Pauvres, ils ont drastiquement besoin de protéines. Derrière les parents de la race pauvre, il y a les enfants. Qui acceptent leur sort, essayent de se sortir de la spirale fatale qui les entraîne vers le bas, le tourbillon de la mort sociale.
Le doc sur le Pauvre n’est pas seulement un doc animalier sur la race pauvre. C’est un doc de guerre, de guerre sur la fatalité, les mauvais coups du destin, le viol, l’alcool, la violence, la précarité (c’est plus acceptable par la socio-culture bourgeoise que pauvreté ou misère), la fracture psychologique, le handicap, la maladie, le retard scolaire, la désocialisation.
Doc de guerre car le téléspectateur se sent deux fois plus en sécurité : voir les autres souffrir de la mort économique lente c’est rassurant : la foudre est tombée à côté.
Masturbation sociale forcée des nantis devant les démunis
Le documentaire contre la pauvreté est à opposer au documentaire sur la pauvreté. L’un donne des pistes, des moyens d’action, l’autre des émotions, celles de la supériorité du regardant sur le regardé. Le premier est une proposition d’action par la prise de conscience de la situation locale et globale, le second un exercice sadique fait pour séparer les Pauvres des nantis et jouir de la distance ainsi maintenue.
La pauvreté n’est pas que pauvreté matérielle, elle est aussi langagière. Le milieu dans lequel se débattent ces enfants pauvres, ou enfants de Pauvres, est une zone délimitée par un langage. Et plus ce langage est limité, plus le milieu naturel du Pauvre est limité, avec de hauts murs qui interdisent de passer de l’autre côté. C’est à peu près la seule réflexion des auteurs du documentaire :
En France, trois millions d’enfants vivent sous le seuil de pauvreté. Un jeune sur cinq. Grandir pauvre, c’est grandir à l’étroit dans son logement, dans son corps, dans ses mots. C’est, au plus profond, être atteint dans sa dignité. Sofia, Benjamin, Jassim et Brocéliande ont entre 13 et 21 ans. Ils ressemblent à nos enfants ou nos petits-enfants, avec les mêmes sourires, les mêmes vannes, et les mêmes rêves. « À la fin du mois, quand t’ouvres le frigo, y a que de la lumière ! » s’amuse Sofia. À 13 ans, dans son foyer d’ATD Quart Monde, elle semble s’accommoder de tout. Une chose la met en colère : avoir été orientée en classe spécialisée, « alors que je suis comme les autres ! ». Benjamin, 15 ans, constate qu’il n’est jamais invité aux anniversaires « car il faut toujours acheter des cadeaux. Les autres, c’est ce qui leur crée de l’amitié ». Jassim, 18 ans, se rebaptise Louis pour draguer les filles quand il sort. Pas simple de venir d’une cité, « quand t’as même pas de quoi offrir un kebab à ta copine ». Brocéliande fouillait dans les poubelles avec son père. Aujourd’hui elle est orpheline, et en veut à ses parents parce qu’« on n’avait pas de quoi acheter du dentifrice, et que je passais pour une fille sale à l’école ».
Une décroissance pas très branchée
Montrer la pauvreté brute ne sert à rien, sauf à rassurer les nantis, ceux qui ne connaissent pas le besoin.
Le film est produit par Capa, la société de production qui alimente depuis des années les chaînes du service public et Canal+, c’est l’une des sources télévisuelles les plus radioactives en bien-pensance.
Et la chose est présentée – quel travail ! – par Marie Drucker, qui symbolise la préférence népotique qui étouffe la télé française.
Le happy end est une imposture définitive : la maman de Sofia trouve enfin un « grand » appartement en HLM, Jassim trouve un boulot de commercial (et commercial rime avec riche), Benjamin entre en internat d’apprentissage de cuisine, Jassim découvre son permis, Sofia entre dans « sa » chambre gigantesque…
Vous pouvez dormir tranquilles, bonnes gens, ces animaux que sont les Pauvres parmi les Humains sont heureux, ils entrent dans la grande famille des Humains, la pauvreté est éradiquée par Capa, France 2 et Marie Drucker !