Comme le montrent les nouveaux et sanglants affrontements de ces jours-ci, la tension est loin d’être redescendue au Kirghizistan depuis le soulèvement d’avril 2010, et les spéculations vont bon train s’agissant d’identifier les initiateurs de ces événements. Le scénario le plus improbable est celui d’une rébellion spontanée menée de l’intérieur même du pays. En effet le Kirghizistan est au centre de conflits d’intérêts entre puissances régionales et suprarégionales. F. William Engdahl analyse les cartes en main des trois acteurs qui souhaitent remporter la mise au Kirghizistan et dans la région.
Au fin fond de l’Asie Centrale, le Kirghizistan constitue ce que le stratège britannique Halford Mackinder aurait appelé un pivot géopolitique : un territoire qui, en vertu de ses caractéristiques géographiques, occupe une position centrale dans les rivalités des grandes puissances.
Aujourd’hui ce petit pays lointain est secoué par ce qui peut apparaître comme un soulèvement populaire extrêmement bien organisé pour déstabiliser le président atlantiste Kourmanbek Bakiev. Dans leurs premières interprétations, certains analystes émirent l’hypothèse que Moscou trouverait un intérêt plus que passager à soutenir un changement de régime au Kirghizistan. Les événements qui s’y déroulent seraient le fait du Kremlin qui mettrait en scène sa propre version en négatif des « Révolutions colorées » instiguées par Washington : la Révolution des roses de Géorgie en 2003, la Révolution orange ukrainienne en 2004, ainsi que la Révolution des tulipes en 2005, qui avait porté le président pro-américain Bakiev au pouvoir au Kirghizistan. Pourtant, dans le contexte du changement de pouvoir qui se joue au Kirghizistan, comprendre qui fait quoi, et dans l’intérêt de qui, est loin d’être aisé.
En tout cas, on sait que ce qui se joue a d’immenses implications pour la sécurité militaire de tout le heartland (île mondiale) du continent eurasien, de la Chine à la Russie, et même au-delà. En effet, cette situation se répercute sur la présence future des Etats-Unis en Afghanistan et, par extension, dans toute l’Eurasie.
Une poudrière politique
Des protestations à l’encontre du président Bakiev se sont élevées en mars dernier à la suite des révélations de soupçons de corruption aggravée pesant sur lui et des membres de sa famille. En 2009, Bakiev avait révisé un article de la Constitution, fixant les dispositions concernant la succession de la présidence en cas de décès ou de démission inopinée. Cette démarche, largement interprétée comme la tentative d’instaurer un « système dynastique » de transfert des pouvoirs, est l’un des facteurs à l’origine des récentes vagues de protestation dans tout le pays. Il a placé son fils et d’autres proches à des postes-clefs où ils ont engrangé de larges sommes d’argent – estimées à 80 millions de dollars par an - pour l’attribution aux États-Unis du droit d’installer une base aérienne à Manas, et pour d’autres contrats [1].
Le Kirghizistan est l’un des pays les plus pauvres d’Asie Centrale ; plus de 40 % de sa population vit sous le seuil de pauvreté. Bakiev a nommé son fils Maxim (qui trouve aussi le temps et les fonds pour être l’un des propriétaires d’un club de football britannique) à la tête de l’Agence centrale pour le développement, l’investissement et l’innovation, un poste qui lui a permis de contrôler les ressources les plus juteuses du pays, dont la mine d’or de Kumtor [2].
A la fin de l’année 2009, Bakiev a fortement relevé les taxes sur les petites et moyennes sociétés, et début 2010, il a mis en place de nouvelles taxes sur les télécommunications. Il a privatisé le plus grand fournisseur d’électricité du pays, tandis qu’en janvier dernier, cette entreprise privatisée, dont la rumeur dit qu’elle avait été vendue à des amis de la famille pour moins de 3 % de sa valeur estimée, a doublé le prix de l’électricité. Le prix du gaz de ville a augmenté de 1 000 %. L’hiver kirghize est extrêmement rude.
L’opposition accusait Maxim Bakiev d’avoir organisé une privatisation de complaisance du réseau de télécommunications national en le cédant à un ami dont l’entreprise offshore est domiciliée aux Canaries. Dans les grandes lignes, la colère populaire contre Bakiev et consort se comprend. La question primordiale est avec quel succès cette colère est canalisée et par qui.
Les protestations se sont enflammées après la décision du gouvernement en mars dernier d’augmenter spectaculairement des prix de l’énergie et des télécommunications, multipliés par quatre voire plus, dans un pays déjà exsangue. Au cours des révoltes du début du mois de mars, Mme Otounbaïeva a été nommée porte-parole du Front uni formé par tous les partis d’opposition. Elle appelait à l’époque les Etats-Unis à prendre une position plus active contre le régime de Bakiev et son absence de normes démocratiques ; appel laissé manifestement sans réponse [3].
Selon des sources russes bien informées, au même moment, Roza Otounbaïeva s’entretenait avec le Premier ministre russe Vladimir Poutine à propos de la détérioration de la situation. Dans la foulée de la formation du gouvernement provisoire dirigé par Otounbaïeva, Moscou était le premier à le reconnaître et proposait 300 millions de dollars au titre d’une aide immédiate à la stabilisation, en transférant une partie d’un prêt de 2,15 milliards de dollars accordé par les Russes en 2009 au régime de Bakiev pour la construction d’une centrale hydraulique sur la rivière Naryn.
Au départ, ces 2,15 milliards de dollars furent accordés juste après la décision de Bakiev de fermer la base militaire états-unienne de Manas ; décision que les dollars US avaient cassée quelques semaines plus tard. Pour Moscou, l’aide russe et l’annonce de la fermeture de la base de Manas par Bakiev étaient liées.
Ce versement de 300 millions de dollars, parmi les 2,15 milliards promis par Moscou, relancé après l’éviction de Bakiev, irait directement à la Banque nationale kirghize [4]. Selon une dépêche de l’agence de presse moscovite RIA Novosti, le Premier Ministre déchu, Daniar Oussenov, aurait affirmé à l’ambassadeur russe à Bichkek que les médias russes, qui jouissent d’une forte présence dans l’ancien Etat soviétique, dont la langue officielle est toujours le russe, avaient pris parti contre le gouvernement Bakiev-Oussenov [5].
Les forces de sécurité du gouvernement de Bakiev, dont feraient partie les tireurs des Forces spéciales postés alors sur les toits, ont tué 81 manifestants, entraînant une dangereuse escalade des protestations au cours de la première semaine d’avril.
Ce qu’il est intéressant de noter à propos de ces événements, et qui suggère qu’il se passe bien plus en coulisse, est le fait que ce soulèvement populaire, éclos à son point de maturité, fut précédé de peu de signes avant son surgissement sur la scène médiatique internationale.
Les manifestations de protestation se multipliaient depuis que Bakiev avait pris les commandes de la Révolution des tulipes avec le soutien financier des Etats-Unis [6]. Ce changement de régime, en 2005, avait fait intervenir la traditionnelle liste des ONG états-uniennes, comprenant Freedom House, l’Albert Einstein Institution, le National Endowment for Democracy et l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) [7]. Aucun des soulèvements antérieurs à ceux du mois d’avril n’avaient eu la même vigueur ni la même sophistication. Les événements semblent avoir pris tout le monde par surprise, en premier lieu Bakiev et ses soutiens états-uniens.
Le calme avec lequel s’est déroulé le ralliement de l’armée, de la police et des services de sécurité aux frontières dans les premières heures des vagues de protestation laisse penser à une coordination complexe et ingénieuse, planifiée à l’avance. Encore aujourd’hui, rien n’indique de manière claire si les décisionnaires agissaient de l’étranger ou non, et, le cas échéant, s’ils appartenaient au FSB russe, à la CIA ou à quelque autre service.
Le 7 avril 2010, alors que Bakiev perdait le contrôle de la situation, il semble s’être précipité auprès des États-uniens. Mais constatant le sang répandu dans les rues par les tireurs d’élite de Bakiev et prenant la mesure de l’ire de la foule contre le gouvernement, les Etats-Unis auraient exfiltré le président et sa famille vers sa ville natale d’Osh, vraisemblablement dans l’espoir de le faire revenir lorsque la situation se serait calmée [8]. Ce qui ne s’est jamais produit.
À l’instar de son gouvernement et des dirigeants de l’armée, de la police nationale et des services de sécurité aux frontières, Bakiev démissionne le 16 avril et fuit vers le Kazakhstan voisin. Aux dernières nouvelles, il est confiné en Biélorussie, où le président Lukashenko, en mal de ressources pécuniaires, l’aurait accueilli en échange de 200 millions de dollars. [9]
Le nouveau gouvernement provisoire du Kirghizistan, dirigé par l’ancienne opposition et reposant sur la personne de Roza Otounbaïeva, l’ex-ministre des Affaires étrangères, a déclaré vouloir lancer une enquête internationale sur les crimes commis par Bakiev. Un dossier à charge a déjà été constitué contre lui, ses fils, son frère et d’autres de ses proches.
Bakiev n’avait d’autre choix que de fuir. Plusieurs jours avant sa fuite, l’armée et la police s’étaient déjà ralliées à l’opposition menée par Otounbaïeva, attitude qui corrobore l’idée d’événements extrêmement bien planifiés par au moins une partie de l’opposition.
Un pivot géographique
Aujourd’hui, le Kirghizistan occupe une place de pivot géographique. Ce pays enclavé partage une frontière avec la province chinoise du Xinjiang, un lieu hautement stratégique pour Pékin. Se plaçant parmi les plus petits pays d’Asie Centrale, il est aussi frontalier, au nord de son territoire, avec le Kazakhstan et ses ressources pétrolifères ; à l’est, il est bordé par l’Ouzbékistan et au sud, par le Tadjikistan. Plus encore, la vallée de Ferghana, à la situation politique explosive en raison de ses importantes richesses naturelles, se trouve sur une partie du Kirghizistan ; cette zone multiethnique coutumière de frictions politiques s’étend aussi sur les territoires de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan. Le Kirghizistan est un pays de hautes montagnes : les chaînes de montagnes du Tian Shan et du Pamir occupent 65 % de son territoire. Environ 90 % du pays s’élève à plus de 1500 mètres d’altitude.
En termes de ressources naturelles, hormis l’agriculture qui représente un tiers de son PIB, le Kirghizistan possède de l’or, de l’uranium, du charbon et du pétrole. En 1997, la mine d’or de Kumtor a démarré l’exploitation de l’un des plus grands gisements aurifères du monde.
Jusqu’à une date récente, l’agence nationale Kyrgyzaltyn possédait toutes les mines et administrait la plupart d’entre elles en joint-venture en association avec des compagnies étrangères. La mine d’or de Kumtor, près de la frontière chinoise, est détenue dans sa globalité par la société canadienne Centerra Gold Inc. Jusqu’à l’éviction de Bakiev, son fils Maxim, à la tête du fonds pour le Développement, dirigeait Kyrgyzaltyn, agence qui est également le plus gros actionnaire de Centerra Gold, aujourd’hui propriétaire de la mine d’or de Kumtor.
Il est tout à fait révélateur que Centerra Gold, basé à Toronto, ait déjà annoncé le « remplacement » de Maxim Bakiev en tant que chef de Kyrgyzaltyn, par Aleksei Eliseev, directeur-adjoint de l’Agence nationale kirghize pour le Développement, au sein de l’équipe dirigeante de Centerra, peut-être sous l’impulsion du Département d’Etat des Etats-Unis et sans que les électeurs kirghizes ne l’y élisent [10]. Le Kirghizistan possède également d’importantes ressources d’uranium et d’antimoine. Il bénéficie en outre de considérables réserves de charbon estimées à 2,5 milliards de tonnes, essentiellement situées dans le gisement de Kara-Keche, au nord du pays.
Pourtant, plus cruciale encore que les richesses minières, reste la principale base de l’US Air Force à Manas, ouverte dans les trois mois suivant le lancement de la « guerre globale contre le terrorisme » en septembre 2001. Peu après, la Russie installait sa propre base militaire non loin de Manas. Aujourd’hui, le Kirghizistan est le seul pays à accueillir à la fois des bases militaires états-unienne et russe, un état de fait peu confortable au bas mot. En somme, le Kirghizistan, positionné au centre du territoire le plus stratégique au monde, l’Asie Centrale, fait figure de trophée géopolitique très convoité.
La politique de Washington marche sur des œufs
Le département d’État états-unien avait tenté de maintenir Bakiev dans l’espoir, semble-t-il, de pouvoir disperser les manifestants, faire cesser les émeutes et maintenir l’homme des Tulipes en place. Hillary Clinton avait préalablement appelé l’opposition parlementaire (formée par les Ministres au gouvernement condamnant la corruption et le népotisme de Bakiev) à négocier et à entamer le dialogue avec le président Bakiev, financé par les Etats-Unis. Malgré la publication de dépêches annonçant la démission de toute l’administration kirghize, le département d’Etat émet des déclarations selon lesquelles le gouvernement du président Kourmanbek Bakiev est toujours opérationnel [11].
Le 7 avril, au moment le plus tendu des troubles, alors que l’issue en était encore floue, le porte-parole de la secrétaire d’Etat américaine, P. J. Crowley déclare devant des journalistes : « Nous voulons voir le Kirghizistan évoluer, tout comme nous le souhaitons pour d’autres pays de la région. Mais, cela dit, il possède un gouvernement qui siège effectivement. Nous sommes les alliés de ce gouvernement dans la mesure où il nous apporte son soutien, vous savez, dans les opérations internationales en… Afghanistan. » [12]. George Orwell aurait admiré cet exercice de double langage diplomatique.
Le 15 avril, quand il est devenu clair que Bakiev ne remporte que peu de soutien dans son pays, le département d’État états-unien déclare ne vouloir prendre parti ni pour le président déchu, ni pour l’opposition parlementaire. Dans un communiqué montrant combien Washington marche sur des œufs, craignant d’en casser quelques uns, en particulier sur la question des droits d’accès à la base aérienne de Manas, Philip Crowley déclare : « Nous voulons voir la situation se dénouer pacifiquement. Et nous ne voulons pas prendre parti. » [13]. Depuis lors, après les pourparlers avec le Ministre des Affaires Etrangères Roza Otounbaïeva et ses collaborateurs, le Département d’État états-unien et Obama ont chaudement approuvé la nouvelle situation politique kirghize.
Otounbaïeva, membre influent du Parti communiste pendant l’ère soviétique, avait obtenu le premier poste d’ambassadeur aux Etats-Unis de l’ère post-soviétique ; plus tard, elle fut l’un des assistants du Secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan. Le gouvernement provisoire dirigé par Otounbaïeva annonce qu’il rédigera la nouvelle Constitution dans les six mois et qu’il préparera des élections démocratiques dans le pays. L’opposition prétend avoir la situation bien en main au Kirghizistan, malgré la persistance d’émeutes et de pillages hors de Bichkek [14].
Qui mène la danse ?
Bien que beaucoup spéculent au sujet d’un rôle actif sur place des services secrets russes dans l’anti-Révolution des tulipes, nous devons laisser cette question ouverte.
Lors d’une déclaration au cours de sa visite officielle à Washington le 14 avril, au bout d’une semaine de troubles, le président russe Dmitri Medvedev exprimait ses préoccupations au sujet de la stabilité du Kirghizistan : « Le risque de voir le pays se diviser en deux parties — l’une au nord, l’autre au sud — est réel. C’est pour cela que notre devoir est d’aider nos partenaires kirghizes à trouver une solution de sortie en douceur de cette situation. » Il imagine les grandes lignes du pire scénario qui pourrait se produire : déstabilisé, le gouvernement kirghize resterait impuissant face aux extrémistes envahissant le pays ; une redite de la situation afghane [15].
A la tribune de la conférence sur le désarmement nucléaire à Prague, le conseiller pour la Russie à la Maison-Blanche, Michael McFaul, s’exprimait à propos des événements au Kirghizistan : « Il ne s’agit pas d’un coup d’Etat monté contre les Américains. Cela, nous en sommes sûrs et il ne s’agit pas non plus d’un coup d’Etat mené par les Russes. » [16].
En théorie, les Etats-Unis auraient toutes les raisons de croire qu’ils peuvent « travailler » avec les dirigeants du nouveau gouvernement provisoire kirghize.
On connait bien Roza Otounbaïeva à Washington depuis qu’elle y a officié en tant qu’ambassadeur dans les années 1990. Le numéro deux de son gouvernement provisoire, l’ancien porte-parole du Parlement Omourbek Tekebaïev, une figure-clef de la « Révolution des tulipes » de 2005 qui avait porté Bakiev au pouvoir, est alors ramené à Washington par le département d’État pour qu’il participe à l’un de leurs « programmes de découverte », où l’on enseigne aux figures politiques étrangères émergeantes les vertus de l’American way of life. Tekebaïev s’exprimait à l’époque librement sur cette expérience : « J’ai constaté que les États-uniens savent comment choisir les gens, comment faire une évaluation précise de ce qu’il se passe et comment faire des pronostics quant à l’évolution et aux changements politiques à venir. » [17].
Certains éléments tendent à montrer que le soutien de Moscou dans les récents événements du Kirghizistan était conçu comme une révolution colorée en négatif, visant à contrebalancer la présence états-unienne grandissante en Asie Centrale. Il y a également des éléments attestant d’un second changement de régime épaulé par les Etats-Unis, peut-être après que l’administration Obama a réalisé que son homme, Bakiev, se rapprochait trop étroitement de la Chine en termes économiques. Une troisième, et peu probable version, attribue les soulèvements récents à une opposition de pacotille, interne au pays et désorganisée, qui ne serait jamais parvenue à rassembler plus que quelques milliers de personnes dans les rues pour protester contre la politique de Bakiev des cinq dernières années.
Ce qui parait clair à présent est que Moscou et Washington passent par les mêmes tergiversations pour afficher un semblant de consensus à propos des événements se déroulant au Kirghizistan. Le 15 avril, Kanat Saudabayev, le président de l’OSCE (l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), affirmait que l’évacuation du président Bakiev sain et sauf résultait des efforts conjoints d’Obama et de Medvedev [18].
De toute évidence, Washington et Moscou souhaitent ardemment imposer leur présence, quelque soit le gouvernement qui s’établira dans ce pays d’Asie centrale de cinq millions d’habitants déchiré par les conflits. Ce que l’on sait moins, mais qui est tout aussi évident, est l’enjeu vital que constituent des relations stables avec le Kirghizistan pour la Chine, avec lequel elle partage une frontière très étendue. Vu d’ici, ce qui semble plus intéressant est la tournure que prendront les événements dans ce pays lointain mais stratégique du point de vue géopolitique.
Quel avenir pour la base aérienne de Manas ?
L’une des questions les plus pressantes pour Washington est celle, vitale, de l’avenir de la base aérienne de Manas, située tout près de la capitale Bichkek. Dans un communiqué officiel du département d’Etat américain en date du 11 avril, la secrétaire d’Etat Hillary Clinton insiste sur « le rôle important que le Kirghizistan joue en accueillant le centre de transit de l’aéroport de Manas ». Elle laissait ainsi peu de place au doute quant aux priorités de Washington dans le pays ; elles ne concernent ni la démocratie, ni son essor économique [19].
Après la mise en place du plan de « Guerre contre le terrorisme » par Washington, le Pentagone obtenait les droits d’implantation militaire dans plusieurs Etats stratégiques en Asie Centrale, le faisant ouvertement pour mener la lutte contre Oussama ben Laden en Afghanistan. En même temps que les droits d’accès de ses troupes en Ouzbékistan, Washington obtint la concession de Manas.
La présence militaire états-unienne en Afghanistan s’est bien-sûr densifiée. L’une des premières décisions d’Obama en tant que président fut d’autoriser le surge, la montée en puissance des forces d’occupation ; il envoya 30 000 hommes supplémentaires et donna son aval pour la construction de huit nouvelles bases militaires « temporaires » en Afghanistan, portant à 22 le nombre ahurissant de bases états-uniennes sur le territoire afghan, dont les importants sites de Bagram et de Kandahar.
Le secrétaire à la Défense Robert Gates refuse de définir une limite de durée à la présence US en Afghanistan. Non pas à cause des Talibans, mais en vertu de la stratégie à long terme de Washington de diffuser sa « Guerre contre le terrorisme » dans toute l’Asie centrale, et particulièrement dans la zone cruciale de la vallée de Ferghana qui s’étend entre l’Ouzbékistan et le Kirghizistan. C’est dans ce contexte que les récents événements kirghizes s’avèrent plus qu’avantageux pour la Russie, la Chine et les États-Unis.
Le 14 avril, Gates confiait à la presse sa certitude de voir les Etats-Unis obtenir les droits d’exploitation de la base de Manas pour développer ce que le Pentagone appelle le Northern Distribution Network (réseau de distribution du Nord), qui permet l’approvisionnement par avion des zones de combat afghanes [20]. Seulement quelques jours auparavant, des personnalités du gouvernement provisoire à Bichkek avaient indiqué que l’attribution aux Américains des droits d’accès à Manas était l’un des premiers dossiers à faire annuler.
Au cours d’un entretien avec le Russe Medvedev, Barack Obama a admis que les événements du Kirghizistan n’étaient pas commandés par les Russes. Il a aussitôt annoncé que les États-Unis reconnaissaient la légitimité du gouvernement provisoire de Roza Otounbaïeva.
Aujourd’hui la question qui reste en suspens porte sur le rôle que le Kirghizistan jouera dans la spectaculaire partie d’échecs géopolitique pour le contrôle de l’Asie centrale, et, par voie de conséquence, pour celui du heartland eurasien, selon la terminologie du géopoliticien britannique Halford Mackinder. Les acteurs majeurs extérieurs au Kirghizistan, dans cette partie d’échecs aux forts enjeux géopolitiques en Asie Centrale, sont la Chine, la Russie et les États-Unis. La partie suivante de ce dossier s’attachera à examiner les intérêts géopolitiques portés par la Chine sur le Kirghizistan, l’un de ses partenaires au sein de l’Organisation du traité de coopération de Shanghai.
[1] RIA Novosti, Russia’s Medvedev blames Kyrgyz authorities for unrests, says civil war risk high, 14 avril 2010.
[2] John C.K. Daly, op. cit.
[3] Leila Saralayeva, Kyrgyz opposition protests rising utility tariffs, Associated Press, 17 mars 2010.
[4] RIA Novosti, Russia throws weight behind provisional Kyrgyz government, 8 avril 2010. L’ancien et bien informé ambassadeur indien, M. K. Gajendra Singh, dans un article publié par RIA Novosti, signale en outre que M. Poutine s’est entretenu avec Mme Otunbayeva à deux reprises depuis les manifestations du 7 avril, et qu’elle s’est rendue à Moscou aux mois de janvier et mars de cette année. K. G. Singh, Geopolitical battle in Kyrgyzstan over US military Lilypond in central Asia , RIA Novosti, 13 avril 2010.
[5] RIA Novosti, Kyrgyz prime minister protests Russian media reporting of riots, 7 avril 2010.
[6] Richard Spencer, « Quiet American behind tulip revolution », The Daily Telegraph, Londres, 2 avril 2005.
[7] Philip Shishkin, In Putin’s Backyard, Democracy Stirs — With US Help, The Wall Street Journal, 25 février 2005. Sur ces association prétendument non gouvernementales, voir : « Freedom House : quand la liberté n’est qu’un slogan », « L’Albert Einstein Institution : la non-violence version CIA », « La NED, nébuleuse de l’ingérence "démocratique" » et « L’USAID et les réseaux terroristes de Bush », Réseau Voltaire.
[8] Kyrgyzstan National Security Service ‘source’, Specially for War and Peace.ru, 10 avril 2010, traduit du russe pour l’auteur.
[9] « Belarus President Lukashenko Report » du blog politique War and Peace.Ru.
[10] Site de Centerra Gold, Toronto, Canada.
[11] David Gollust, « US Urges Dialogue in Kyrgyzstan », Voice of America, 7 avril 2010.
[12] « We want to see Kyrgyzstan evolve, just as we do other countries in the region. But that said, there is a sitting government. We work closely with that government. We are allied with that government in terms of its support for international operations in Afghanistan », State Department Daily Briefing, 7 avril 2010.
[13] AFP, US ’not taking sides’ in Kyrgyzstan political turmoil, 15 avril 2010.
[14] Hamsayeh.net, « New Interim Kyrgyz Government to Shut Down the US Airbase at Manas », 9 avril 2010.
[15] Karasiwo, « Nuclear deals and Kyrgyz fears – Medvedev in Washington », 14 avril 2010.
[16] Maria Golovnina et Dmitry Solovyov, « Kyrgyzstan’s new leaders say they had help from Russia », The Globe and Mail, Toronto, 8 avril 2010.
[17] Sreeram Chaulia, « Democratisation, NGOs and ‘colour revolutions’ », 19 janvier 2006.
[18] BNO News, « OSCE says Kyrgyzstan President Bakiyev’s departure is the result of joint efforts with Obama, Medvedev », 15 avril 2010.
[19] Philip Crowley, porte-parole de la secrétaire d’État, US Clinton Urges Peaceful Resolution of Kyrgyz Situation, 11 avril 2010, cité par RIA Novosti.
[20] Donna Miles, « Gates expresses confidence in continued Manas access », American Forces Press Service, 14 avril 2010.