Dans un dossier paru l’année dernière, j’ai donné une analyse détaillée des deux livres de Victor Souvorov (surnom de Vladimir Rezun). Il s’agissait de Icebreaker : Who Started the Second World War ?, paru en 1988, et The Chief Culprit : Stalin’s Grand Design to Start World War II, une version enrichie par l’accès récent aux archives soviétiques. Seul le premier de ces livres a été traduit en français, sous le titre Le Brise Glace, mais c’est le second, publié par un éditeur spécialisé en histoire militaire (Naval Institute Press), qui a vraiment fait entrer « l’hypothèse Souvorov » dans le débat académique.
Il n’est pas exagéré de dire que la « thèse Souvorov » a révolutionné l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, ouvrant une perspective totalement nouvelle à laquelle de nombreux historiens, russes et allemands, ont maintenant ajouté des détails : parmi les Allemands, on peut citer Joachim Hoffmann, Adolf von Thadden, Heinz Magenheimer, Werner Maser, Ernst Topitsch, Walter Post et Wolfgang Strauss, qui a passé en revue des historiens russes sur le sujet.
Le débat prend aujourd’hui une tournure nouvelle avec un livre publié en avril par l’historien américain Sean McMeekin : Stalin’s War : A New History of World War II. Un livre inattaquable sur le plan du professionnalisme de l’auteur, des sources, de la bibliographie, et des notes de bas de page. Reste donc à examiner la thèse.
McMeekin couvre l’ensemble de la Seconde Guerre mondiale, du point de vue politique, stratégique et militaire, en se concentrant sur le front Est. Concernant les responsabilités de la guerre, et notamment de son extension sur le front Est, McMeekin corrobore-t-il l’analyse de Souvorov, ou bien l’infirme-t-il ?
La thèse principale de McMeekin est que la Seconde Guerre mondiale a été principalement voulue et orchestrée par Staline, tandis que Hitler y a été entraîné par les intrigues de Staline. C’est précisément ce que Souvorov voulait dire en appelant Hitler « le brise-glace de Staline » et en intitulant son second livre : Le Principal Coupable. Le grand dessein de Staline pour déclencher la Seconde Guerre mondiale. Je m’attendais donc à ce que le livre de McMeekin cite Souvorov abondamment et favorablement. J’ai été surpris de constater que Souvorov n’était mentionné qu’une seule fois. Après avoir noté que Souvorov « a trouvé des milliers de documents intrigants » à l’appui de sa thèse et que « des dizaines d’historiens russes ont étudié la thèse de Souvorov », produisant au passage « deux épais volumes » de documents supplémentaires, McMeekin conclut : « Mais un mystère considérable demeure autour des intentions de Staline à la veille de la guerre », et il ajoute qu’aucun document écrit clair ne peut être produit qui « prouve sans ambiguïté que Staline avait déjà pris la résolution d’une guerre, qu’elle soit préventive, défensive ou autre ».
J’ai du mal à comprendre ce commentaire dédaigneux, car McMeekin est en fait d’accord avec presque tous les points importants soulevés par Souvorov. Tout comme Souvorov, et en puisant comme lui dans les archives soviétiques déclassifiées, McMeekin montre que, malgré sa prétention tactique à construire « le socialisme dans un seul pays », Staline était inconditionnellement dévoué à l’objectif de Lénine de la soviétisation de l’Europe. Son analyse de la façon dont Staline a attiré Hitler dans une guerre sur le front occidental avec le pacte Molotov-Ribbentrop est totalement en accord avec Souvorov. McMeekin attribue la même signification que Souvorov à l’annonce de Staline, le 5 mai 1941, selon laquelle « nous devons passer de la défense à l’attaque » (discours auquel McMeekin consacre son prologue). Son interprétation de l’autodésignation simultanée de Staline comme président du Conseil des commissaires du peuple fait exactement écho à celle de Souvorov : « À partir de ce moment, toute la responsabilité de la politique étrangère soviétique, de la paix ou de la guerre, de la victoire ou de la défaite, reposait entre les seules mains de Staline. Le temps des subterfuges était terminé. La guerre était imminente. »
McMeekin reprend la plupart des preuves apportées par Souvorov selon lesquelles les préparatifs de guerre de Staline étaient offensifs et potentiellement écrasants. Il insiste, comme Souvorov, sur les bases aériennes non défendues construites près de la frontière :
La preuve matérielle la plus spectaculaire d’une intention soviétique plus offensive était la construction de bases aériennes avancées contiguës à la nouvelle frontière séparant l’empire de Staline de celui de Hitler. L’administration soviétique principale de la construction d’aérodromes, dirigée par le NKVD, ordonna la construction de 251 nouvelles bases de l’Armée de l’air en 1941, dont 80 % (199) étaient situées dans des districts occidentaux jouxtant le Reich allemand.
Au vu de ces éléments, McMeekin estime que « la date idéale de lancement de l’offensive soviétique … tombait fin juillet ou courant août. »
McMeekin renforce même l’argument de Souvorov selon lequel la mobilisation de Hitler sur le front oriental était une réaction aux préparatifs de guerre de Staline, plutôt que l’inverse, en montrant que, dès juin 1940, les Allemands recevaient des rapports de renseignement selon lesquels « l’Armée rouge, profitant de la concentration de la Wehrmacht à l’Ouest, se préparait à marcher de la Lituanie vers la Prusse orientale et la Pologne occupée par les Allemands, pratiquement sans défense. (...) Le 19 juin, un espion allemand rapportait depuis l’Estonie que les Soviétiques avaient informé l’ambassadeur britannique en partance à Tallinn que Staline prévoyait de déployer trois millions de soldats dans la région baltique "pour menacer les frontières orientales de l’Allemagne" ».
McMeekin utilise, en général, les mêmes archives que Souvorov, mais ne lui reconnaît jamais le crédit d’avoir été le premier à les mettre en lumière. La seule exception se trouve dans une seule note de fin de texte, où il mentionne que l’une des raisons pour lesquelles Staline croyait que Hitler n’attaquerait pas en juin était qu’il avait « appris, par des espions en Allemagne, que l’OKW n’avait pas commandé les manteaux en peau de mouton jugés indispensable pour une campagne d’hiver en Russie, et que le carburant et l’huile de graissage utilisés par les divisions blindées de la Wehrmacht gèleraient par des températures inférieures à zéro ». La note précise : « Toutes les affirmations de Souvorov ne tiennent pas la route, mais celle-ci s’accorde bien avec l’attitude optimiste de Staline à l’égard des rapports sur l’accumulation d’armes allemandes. »
Dans une autre note de bas de page, McMeekin conteste l’affirmation de Souvorov selon laquelle Staline aurait ordonné au printemps 1941 le démantèlement de la « ligne Staline » de défense qui entraverait l’avancée de ses troupes : elle n’a pas été démantelée mais simplement « négligée », dit McMeekin, avant d’ajouter : « Ici, comme ailleurs, Souvorov fait du tort à son argumentation en en faisant trop. » Cette critique serait juste si McMeekin avait également reconnu l’énorme quantité de faits que Souvorov a mis à jour. Par exemple, je croyais moi-même que Souvorov en faisait un peu trop en affirmant que près d’un million de parachutistes étaient prêts au combat – et l’on sait que les parachutistes ne sont utiles que dans une guerre d’invasion. Or McMeekin confirme ce chiffre, et cite même un grand article de la Pravda faisant cette même affirmation.
Apparemment, McMeekin a pensé qu’il était tactiquement sage, non seulement de snober Souvorov même lorsqu’il lui donne raison, mais aussi d’insérer cet éloge formel de son adversaire le plus virulent, David Glantz (qui, écrit McMeekin, avait « raison de souligner à quel point l’Armée rouge était en réalité mal préparée pour la guerre »), même lorsqu’il lui donne tort sur presque toute la ligne, en démontrant qu’en juin 1941, l’enjeu de la guerre « serait déterminé par celui qui frapperait le premier, en prenant le contrôle de l’espace aérien ennemi et en détruisant les aérodromes et les parcs de chars ».
Il n’est pas difficile de deviner le motif du mépris ostentatoire de McMeekin à l’égard de Souvorov. Souvorov a dépassé les bornes en suggérant que Barbarossa a sauvé l’Europe d’une soviétisation complète. Bien qu’il n’exprime aucune sympathie pour Hitler, Souvorov est d’accord avec lui pour dire que, s’il n’avait pas attaqué le premier, « l’Europe était perdue ». Souvorov a commis un péché impardonnable. La pierre angulaire intouchable de l’historiographie occidentale et russe est que Hitler est l’incarnation du mal absolu et qu’aucun bien ne peut venir de lui. Ainsi, les historiens académiques du front de l’Est sont censés faire preuve de bonnes manières en évitant Souvorov et en ne posant pas de questions telles que : « Et si Hitler n’avait pas attaqué en premier ? » Ils ne doivent pas suggérer que Hitler a jamais dit la vérité, ou que ses commandants militaires ont été pendus à tort sous l’accusation de crimes contre la paix dans l’opération Barbarossa.
Si le prix à payer pour défendre le révisionnisme de Souvorov dans le débat universitaire est de nier sa dette envers Souvorov, qu’il en soit ainsi. Les historiens de la Seconde Guerre mondiale doivent être intelligents : une phrase ou une référence imprudente peut vous coûter une carrière et une réputation, comme cela est arrivé à David Irving (qui ne figure d’ailleurs pas dans la bibliographie de McMeekin). Il est préférable de laisser à d’autres le soin de tirer certaines conclusions évidentes. Il ne fait aucun doute que le livre de McMeekin est une grande réussite et il faut espérer qu’il deviendra une référence obligée dans l’historiographie de la Seconde Guerre mondiale. Il fait déjà l’objet de nombreux éloges dans la presse et donne une bonne réputation au « révisionnisme ».
Il existe, certes, des nuances entre les perspectives de McMeekin et de Souvorov. Plutôt que d’insister sur le fait que Barbarossa a ruiné le plan de Staline pour la conquête de l’Allemagne et de l’Europe, McMeekin souligne que Barbarossa a été pour Staline « une sorte de miracle de relations publiques » qui l’a fait passer du statut de « meurtrier de masse et d’avaleur de petites nations... à celui de victime aux yeux d’une grande partie du public occidental ». Staline lui-même, dans son discours radiodiffusé du 3 juillet 1941, a déclaré que l’agression allemande avait apporté « un gain politique énorme à l’URSS », créant un soutien à Londres et à Washington qui était « un facteur sérieux et durable qui ne peut que former la base du développement de succès militaires décisifs de l’Armée rouge ». C’est un bon point, mais un point mineur.
D’après ce que nous savons des intrigues secrètes de Churchill et Roosevelt avant Barbarossa, il est douteux que Staline aurait été privé de leur soutien s’il avait attaqué le premier. Churchill le pressait d’attaquer l’Allemagne depuis 1940, et Roosevelt avait commencé à planifier son aide juste après sa deuxième réélection en novembre 1940, lorsqu’il déclara aux Américains que leur pays devait devenir « le grand arsenal de la démocratie » et nomma le pro-soviétique Harry Hopkins pour commencer à prendre des dispositions.
En fait, McMeekin montre que « Roosevelt a fait tout ce qu’il pouvait pour améliorer les relations avec Staline » dès les premières années de sa longue présidence, à commencer par la reconnaissance officielle de l’URSS en 1933. Il a purgé le département d’État des anticommunistes et l’a farci de sympathisants ou d’agents purs et simples du NKVD, comme Alger Hiss. Dès novembre 1936, il a nommé un sympathisant soviétique, Joseph Davies, comme ambassadeur à Moscou, en remplacement de William Bullitt qui s’était montré trop ouvertement critique envers Staline. « Là où l’ambassadeur Bullitt avait vu la tromperie et la ruse dans la politique étrangère de Staline, son successeur a vu des licornes », le comblant de compliments : « Vous êtes un plus grand dirigeant que Catherine la Grande, que Pierre le Grand, un plus grand dirigeant même que Lénine, etc… »
Ainsi, même si Barbarossa a permis à Roosevelt de retourner plus facilement l’opinion publique américaine en faveur de Staline, cela ne signifie pas que Roosevelt aurait empêché Staline d’engloutir l’Europe si celui-ci avait attaqué le premier.
Le plan de Staline pour la conquête de l’Europe
Tout comme Souvorov, McMeekin fournit des preuves convaincantes que Staline prévoyait d’envahir l’Europe en 1941, et ce depuis très longtemps. Comme Souvorov, il souligne que le Komintern, fondé à Moscou en 1919, visait explicitement la soviétisation du monde entier.
L’objectif premier de Lénine était Berlin. Pour cela, il voulait faire sauter la Pologne, pays reconstitué après la Première Guerre mondiale entre la Russie et l’Allemagne. Mais après l’échec de la tentative d’invasion de la Pologne dans l’été 1920, Lénine proclama une nouvelle stratégie lors d’un congrès du parti à Moscou le 26 novembre 1920 : « Jusqu’à la victoire finale du socialisme dans le monde entier, nous devons exploiter les contradictions et les oppositions entre deux groupes de puissances impérialistes, entre deux groupes d’États capitalistes, et les inciter à s’attaquer mutuellement. »
L’échec du soulèvement communiste en Allemagne en octobre 1923 a par ailleurs prouvé que fomenter de l’agitation révolutionnaire ne suffisait pas. Ce qu’il fallait faire, c’était contribuer à créer les conditions d’une nouvelle guerre mondiale et, pendant cette période d’incubation, mettre un frein au discours internationaliste afin de maintenir les relations commerciales avec les pays capitalistes (qui finiront par « vendre aux communistes la corde que ceux-ci utiliseront pour les pendre »).
McMeekin convient avec Souvorov que Staline était le véritable héritier de Lénine, dont il a orchestré le culte public : « La vision dialectique de Staline de la politique étrangère soviétique – dans laquelle le conflit métastasé entre les factions capitalistes en guerre permettrait au communisme de progresser vers de nouveaux triomphes – était fermement ancrée dans le marxisme-léninisme, fondée sur le précédent de la propre expérience de la Russie dans la Première Guerre mondiale, et clairement et constamment énoncée en de nombreuses occasions, à la fois verbalement et par écrit. » Dans son premier ouvrage majeur après la mort de Lénine, Fondements du léninisme (1924), Staline rappelait que la révolution bolchevique avait triomphé en Russie parce que les deux principales coalitions de pays capitalistes « se sont saisis à la gorge ». « Lorsqu’une nouvelle guerre capitaliste éclatera, déclara Staline au Comité central du Parti communiste en 1925, nous devrons agir, mais nous serons les derniers à le faire. Et nous le ferons afin de jeter le poids décisif sur la balance, le poids qui peut faire pencher la balance ».
Tout en préparant la Seconde Guerre mondiale, la politique intérieure de Staline consistait, d’une part, à consolider son contrôle sur la population et, d’autre part, à construire un énorme complexe militaro-industriel. « La campagne d’industrialisation de Staline », écrit McMeekin, « a été conçue, vendue et exécutée comme une opération militaire visant le monde capitaliste. (...) Chaque fois que des objectifs de production onéreux n’étaient pas atteints, on accusait les saboteurs capitalistes, comme s’ils avaient été des espions dans un camp de l’armée. »
Depuis l’inauguration du premier plan quinquennal en 1928, l’économie soviétique était sur le pied de guerre. Les objectifs de production du troisième plan quinquennal, lancé en 1938, étaient époustouflants, prévoyant la production de 50 000 avions de guerre par an d’ici la fin de 1942, ainsi que 125 000 moteurs d’avion et 700 000 tonnes de bombes aériennes ; 60 775 chars, 119 060 systèmes d’artillerie, 450 000 mitrailleuses et 5,2 millions de fusils ; 489 millions d’obus d’artillerie, 120 000 tonnes de blindage naval et 1 million de tonnes d’explosifs ; et, pour faire bonne mesure, 298 000 tonnes d’armes chimiques.
En 1939, tout ce dont Staline avait besoin était de pousser les pays capitalistes à s’affronter dans une nouvelle guerre meurtrière. C’est l’objectif principal, du point de vue de Staline, du pacte Molotov-Ribbentrop signé le 23 août 1939, avec un protocole secret pour le partage de la Pologne et la répartition des « sphères d’influence ».
Le pacte des gangsters
Deux mois auparavant, Staline négociait encore, par l’intermédiaire de son ministre des Affaires étrangères Molotov et de son ambassadeur à Londres Maïski, la possibilité d’une alliance militaire avec l’Angleterre et la France afin de contenir l’Allemagne et de protéger l’intégrité de la Pologne. Le 2 juin 1939, Molotov remet aux ambassadeurs britannique et français un projet d’accord, en vertu duquel les Soviétiques pourraient fournir une assistance mutuelle aux petits États européens sous la « menace d’une agression par une puissance européenne ». Le 12 août, une délégation anglo-française arrive à Moscou pour poursuivre les discussions. Mais Staline changea ensuite d’avis et Molotov ne reçut pas les délégués. Dans un discours au Politburo le 19 août 1939, Staline expliqua pourquoi il avait finalement opté pour un pacte avec l’Allemagne :
La question de la guerre ou de la paix est entrée pour nous dans une phase critique. Si nous concluons un pacte d’assistance mutuelle avec la France et la Grande-Bretagne, l’Allemagne se retirera de la Pologne et cherchera un modus vivendi avec les puissances occidentales. La guerre serait évitée, mais les événements pourraient devenir dangereux pour l’URSS. Si nous acceptons la proposition de l’Allemagne et concluons un pacte de non-agression avec elle, elle envahira bien sûr la Pologne, et l’intervention de la France et de l’Angleterre serait alors inévitable. L’Europe occidentale serait soumise à de graves bouleversements et désordres. Dans ce cas, nous aurons une grande opportunité de rester en dehors du conflit, et nous pourrions planifier le moment opportun pour entrer en guerre. (...)
Notre choix est clair. Nous devons accepter la proposition allemande et, par un refus, renvoyer poliment la mission anglo-française chez elle. Notre avantage immédiat sera de prendre la Pologne jusqu’aux portes de Varsovie, ainsi que la Galicie ukrainienne...
Pour la réalisation de ces plans, il est essentiel que la guerre continue aussi longtemps que possible, et toutes les forces, avec lesquelles nous sommes activement impliqués, doivent être dirigées vers ce but...
Par conséquent, notre objectif est que l’Allemagne mène la guerre aussi longtemps que possible, afin que l’Angleterre et la France se lassent et s’épuisent à un point tel qu’elles ne soient plus en mesure de vaincre une Allemagne soviétisée.
Camarades ! Il est dans l’intérêt de l’URSS – la patrie des travailleurs – que la guerre éclate entre le Reich et le bloc capitaliste anglo-français. Tout doit être fait pour qu’elle se prolonge le plus longtemps possible dans le but d’affaiblir les deux parties. Pour cette raison, il est impératif que nous acceptions de conclure le pacte proposé par l’Allemagne, et que nous travaillions ensuite de manière à ce que cette guerre, une fois déclarée, se prolonge au maximum. Nous devons renforcer notre travail de propagande dans les pays belligérants, afin d’être prêts lorsque la guerre sera terminée.
Ce discours a été divulgué à l’agence de presse française Havas la même année. Staline le dénonce immédiatement comme un faux dans la Pravda, ce qui est exceptionnel de sa part. Son authenticité a longtemps été débattue, mais en 1994 des historiens russes en ont trouvé une transcription faisant autorité dans les archives soviétiques, et son authenticité est désormais généralement acceptée. Quoi qu’il en soit, d’autres sources confirment le stratagème de Staline, de sorte qu’il ne fait aucun doute, pour McMeekin, qu’avec le pacte Molotov-Ribbentrop, « loin de vouloir prévenir une guerre européenne entre l’Allemagne et les puissances occidentales, l’objectif de Staline était de faire en sorte qu’elle éclate. » Pour Staline, « les avantages du pacte de Moscou pour le communisme étaient évidents. Le monde capitaliste serait bientôt embringué dans une terrible guerre, et l’URSS serait en mesure d’étendre son territoire de manière substantielle vers l’ouest contre des ennemis apparemment sans défense. Tout ce que Staline devait faire était de s’assurer que ni l’Allemagne ni ses adversaires n’obtiennent un avantage décisif. Une fois que les deux camps se seraient épuisés dans une lutte à mort, la voie serait libre pour que les armées du communisme entrent en scène et prennent le monde capitaliste à la gorge. »
Mais comment Staline pouvait-il être si sûr que la France et l’Angleterre ne déclareraient pas la guerre à la Russie également ? Une partie de la réponse est qu’il n’avait pas rompu les négociations avec la Grande-Bretagne après avoir signé un pacte avec Hitler. On pense même que le 15 octobre 1939, moins de deux mois après le pacte Molotov-Ribbentrop, un accord secret anglo-soviétique a été signé dans le dos de Hitler.
Avec le pacte Molotov-Ribbentrop, Hitler pensait avoir contré la politique d’encerclement britannique contre l’Allemagne. Et il croyait que le pacte le protégerait d’une déclaration de guerre de la Grande-Bretagne et de la France si l’Allemagne et la Russie intervenaient en Pologne. Il avait largement sous-estimé Staline.
Lorsque Hitler a envahi la Pologne par l’ouest le 1er septembre, l’Armée rouge n’a pas bougé. Le 3 septembre, l’Angleterre et la France ont donc déclaré la guerre à la seule Allemagne. Ce fut une mauvaise surprise pour Hitler. Il a exhorté les Russes à lancer leur attaque, mais ces derniers ont fait la sourde oreille. « Le 3 septembre, écrit McMeekin, Ribbentrop envoie un télégramme à l’ambassadeur Schulenburg à Moscou, lui demandant de demander à Molotov si l’URSS participerait à la guerre de Pologne comme promis et apporterait un "soulagement" à la Wehrmacht sous pression. Staline, demanda Ribbentrop, ne considérait-il pas comme souhaitable que les forces russes agissent au moment opportun contre les forces polonaises dans la sphère d’intérêt russe et, de leur côté, occupent ce territoire ? »
Molotov répondit le 5 septembre : « Le moment n’est pas encore venu. Il nous semble que par une précipitation excessive nous pourrions nuire à notre cause et favoriser l’unité de nos adversaires ».
Le 8 septembre, un nouveau communiqué de la Wehrmacht exhorte les Soviétiques à avancer alors que Varsovie est prise. Les Soviétiques répondent que la chute de Varsovie n’est pas confirmée et que « la Russie étant liée à la Pologne par un pacte de non-agression, elle ne peut pas avancer ».
Le 10 septembre, Molotov déclara carrément à Schulenburg que, « pour sauver les apparences, nous ne devrions pas franchir la frontière de la Pologne avant que la capitale ne soit tombée » et que le prétexte de l’entrée des Soviétiques en Pologne serait de protéger « les Ukrainiens et les Biélorusses en danger ». Staline tenta même de persuader le gouvernement polonais, qui s’était réfugié à Kúty, de lui demander sa protection.
Finalement, le 17 septembre, l’ambassadeur polonais à Moscou est convoqué à 3 heures du matin et se voit remettre le message suivant :
La guerre germano-polonaise a montré la faillite intérieure de l’État polonais. Au cours de dix jours d’hostilités, la Pologne a perdu toutes ses zones industrielles et ses centres culturels. Varsovie, la capitale de la Pologne, n’existe plus. Le gouvernement polonais s’est désintégré et ne montre plus aucun signe de vie. Cela signifie que l’État polonais et son gouvernement ont, de fait, cessé d’exister. De même, les accords conclus entre l’URSS et la Pologne ont cessé de fonctionner. Livrée à elle-même et privée de direction, la Pologne est devenue un terrain propice à toutes sortes de dangers et de surprises, qui peuvent constituer une menace pour l’URSS. Pour ces raisons, le gouvernement soviétique, qui a été neutre jusqu’à présent, ne peut plus conserver une attitude neutre à l’égard de ces faits. Le gouvernement soviétique ne peut pas non plus considérer avec indifférence le fait que le peuple ukrainien et russe blanc, qui vit sur le territoire polonais et qui est à la merci du destin, soit laissé sans défense. Dans ces circonstances, le gouvernement soviétique a ordonné au Haut Commandement de l’Armée rouge de donner l’ordre aux troupes de franchir la frontière et de prendre sous leur protection la vie et les biens de la population de l’Ukraine occidentale et de la Russie blanche occidentale. En même temps, le gouvernement soviétique se propose de prendre toutes les mesures pour sortir le peuple polonais de la guerre malheureuse dans laquelle il a été entraîné par ses dirigeants imprudents.
Bien qu’il ne mentionne pas explicitement l’Allemagne comme agresseur, le message est clair : l’URSS n’est pas l’agresseur, mais le défenseur de la Pologne. Les Soviétiques avaient attendu deux semaines et demie avant d’entrer en Pologne, laissant tous les combats aux Allemands et donnant au monde l’impression qu’ils intervenaient pour empêcher l’Allemagne de s’emparer de tout le pays. L’URSS reste donc officiellement neutre et n’encourt aucun reproche de la part de la France et de l’Angleterre.
Hitler tente de reprendre l’avantage
Bien que la partition de la Pologne ait été l’idée de Staline, seul Hitler en a été blâmé. Son pacte faustien avec son pire ennemi ne l’avait pas protégé d’une guerre avec la France et l’Angleterre, et ne le protégerait pas non plus d’une invasion soviétique. Il est clair qu’il a été dupé. En incitant Hitler à envahir la Pologne, Staline a déclenché la Seconde Guerre mondiale tout en restant sur la touche. Il n’avait plus qu’à attendre que les pays d’Europe s’épuisent mutuellement dans une nouvelle guerre.
Le 1er septembre, le jour même de l’invasion de la Pologne par l’Allemagne, le Soviet suprême adopte une loi de conscription générale qui, sous couvert d’instaurer un service militaire de deux ans, équivaut à une mobilisation générale. C’est la preuve que Staline savait que la partition de la Pologne déclencherait la guerre mondiale, au lieu de l’éviter comme l’espérait Hitler.
Pendant ce temps, Staline profite au maximum des difficultés de l’Allemagne à l’Ouest, en s’emparant de trois États baltes limitrophes de l’Allemagne et en les truffant de bases militaires.
Comme le note McMeekin :
En prenant des mesures opportunistes contre les États baltes, la Bessarabie et le nord de la Bukovine à la suite de l’humiliation de la France par l’Allemagne, Staline tirait le maximum de son partenariat amoureux avec Hitler tout en échappant, d’une manière ou d’une autre, à l’hostilité des adversaires de Hitler. La Grande-Bretagne, dans ce que Churchill appelle « l’heure de gloire » du pays, est désormais seule face à l’Allemagne nazie. Cependant, la Grande-Bretagne n’a pas déclaré la guerre au partenaire de l’alliance avec Berlin, bien que Staline ait envahi le même nombre de pays souverains depuis août 1939 que Hitler (sept). Mais il y avait des limites à la patience de Hitler, et Staline était sur le point de les atteindre.
Comme Souvorov avant lui, McMeekin souligne l’hypocrisie des Britanniques. « Le nombre de victimes assassinées par les autorités soviétiques dans la Pologne occupée en juin 1941 – environ cinq cent mille – était même trois ou quatre fois plus élevé que le nombre de celles tuées par les nazis. » Pourtant, Staline ne reçut même pas une tape sur les doigts de la part des puissances occidentales. Le ministre des Affaires étrangères Halifax expliqua au cabinet de guerre britannique le 17 septembre 1939 que « la Grande-Bretagne n’était pas tenue par le traité [avec la Pologne] de s’engager dans une guerre avec l’U.R.S.S. à la suite de son invasion de la Pologne », car l’accord anglo-polonais « prévoyait que le gouvernement de Sa Majesté n’agirait que si la Pologne subissait une agression de la part d’une puissance européenne », et la Russie n’était pas une puissance européenne.
Lors d’une réunion du cabinet de guerre le 16 novembre 1939, Churchill a même approuvé l’agression stalinienne : « Sans doute a-t-il paru raisonnable à l’Union soviétique de profiter de la situation actuelle pour reconquérir une partie du territoire que la Russie avait perdu à la suite de la dernière guerre, au début de laquelle elle avait été l’alliée de la France et de la Grande-Bretagne. »
McMeekin commente : « Le fait que Hitler ait utilisé la même justification pour les revendications territoriales de l’Allemagne sur la Pologne n’a pas effleuré Churchill ou ne l’a pas dérangé. »
Staline espérait que l’Allemagne se battrait contre la France et l’Angleterre pendant deux ou trois ans avant qu’il n’intervienne. Il a donc continué à approvisionner l’Allemagne en matières premières, et s’est bien gardé de couper son approvisionnement en métaux en provenance de Suède, et en pétrole en provenance de Roumanie, alors qu’il avait les moyens de le faire. Lorsque les Allemands lancent leur offensive contre la France le 10 mai 1940, Staline se réjouit. « Enfin, les communistes pouvaient se réjouir de voir "deux groupes de pays capitalistes... se livrer un bon combat acharné et s’affaiblir mutuellement", comme Staline s’en était vanté auprès du secrétaire général du Komintern, Dimitrov, en septembre 1939. » Mais la guerre s’est avérée moins sanglante que ce qu’il avait prévu.
La rapidité des victoires allemandes était toutefois alarmante. Staline et Molotov auraient préféré une bataille d’attrition lente et sanglante – une victoire allemande, certes, mais qui aurait affaibli Hitler presque autant que ses ennemis. Selon les souvenirs ultérieurs de Khrouchtchev, après avoir appris l’étendue de la débâcle des Alliés plus tard en mai, Staline « a maudit les Français et il a maudit les Britanniques, demandant comment ils avaient pu laisser Hitler les écraser comme ça ».
Les succès militaires de l’Allemagne obligent Staline à précipiter ses préparatifs pour mettre l’Armée rouge sur les starting-blocks à l’été 1941. Au printemps, l’armement, les troupes et les transports sont prêts, et les préparatifs entrent dans leur phase finale. Le 5 mai 1941, Staline déclara aux officiers militaires que la « politique de paix soviétique » (c’est-à-dire le pacte Molotov-Ribbentrop) avait permis à l’URSS de « progresser à l’ouest et au nord, augmentant ainsi sa population de treize millions de personnes », mais que les jours d’une telle conquête « étaient arrivés à leur terme. On ne peut plus gagner un seul pied de terrain avec des sentiments aussi pacifiques ». Quiconque « ne reconnaissait pas la nécessité de l’action offensive était un bourgeois et un imbécile » ; « aujourd’hui, maintenant que notre armée a été entièrement reconstruite, entièrement équipée pour mener une guerre moderne, maintenant que nous sommes forts – maintenant nous devons passer de la défense à l’attaque ». Pour ce faire, nous devons « transformer notre formation, notre propagande, notre agitation, l’empreinte d’une mentalité offensive sur notre esprit ».
À ce moment-là, Hitler devait avoir compris qu’il était piégé. Il s’est peut-être souvenu de ce qu’il avait écrit en 1925 : « La formation d’une nouvelle alliance avec la Russie conduirait vers une nouvelle guerre et le résultat serait la fin de l’Allemagne » (Mein Kampf, vol. 2, chapitre 14). Avec l’opération Barbarossa, il tentait de reprendre l’avantage. Mais, selon Souvorov, il était impossible pour l’Allemagne seule de vaincre la Russie, pour des raisons liées à l’immensité de son territoire, à la rigueur de l’hiver et aux ressources limitées de l’Allemagne par rapport à celles de la Russie.
On peut soutenir que Hitler aurait pu l’emporter et conquérir le Lebensraum de son rêve si Staline n’avait pas été sauvé par l’aide au prêts-bails de Roosevelt : plus de dix milliards – l’équivalent de milliers de milliards aujourd’hui – d’avions et de chars, de locomotives et de rails, de matériaux de construction, de chaînes de montage entières pour la production militaire, de nourriture et de vêtements, de carburant d’aviation et de bien d’autres choses encore. Au fil de quatre chapitres denses, McMeekin s’efforce de montrer (comme Albert Weeks avant lui dans Russia’s Life-Saver : Lend-Lease Aid to the U.S.S.R. in World War II, 2010), que sans l’aide des États-Unis, l’Union soviétique n’aurait probablement pas pu repousser les Allemands, et encore moins conquérir l’Europe de l’Est en 1945.
Un autre facteur sur lequel McMeekin insiste — et qui est certainement moins contesté —, était l’approvisionnement presque illimité de Staline en chair à canon : un total de 32 millions de soldats tout au long de la guerre, menés au massacre avec des mitrailleuses dans le dos et la menace que, s’ils étaient capturés plutôt que tués, leurs familles seraient punies : « L’URSS sous Staline est le seul État dans l’histoire connue à avoir déclaré que la captivité de ses soldats était un crime capital ».
En fin de compte, alors que Staline est entré dans la guerre du côté de l’Allemagne, il en sortira du côté des Alliés. Alors que l’Angleterre et la France sont officiellement entrées en guerre pour défendre l’intégrité territoriale de la Pologne, à la fin de la guerre, toute la Pologne sera sous la coupe de Staline. Alors que le pacte décidant du partage de la Pologne entre l’Allemagne et la Russie a été signé à Moscou – en présence de Staline et non de Hitler – l’histoire ne retiendra que l’agression de l’Allemagne, et considérera l’URSS comme l’un des pays attaqués.
Mais une tendance révisionniste s’affirme maintenant sur ce sujet, et se consolide avec des livres d’excellent niveau comme celui de McMeekin.