Je l’ai nié trop longtemps, mais pour une Palestinienne, je lance très mal les pierres.
Lors d’un des vendredis que j’ai passé dans le village de Nabi Saleh en Cisjordanie je m’étais plainte de ne pas savoir le faire et je me suis tout de suite retrouvée entourée de professeurs zélés.
C’était le vendredi où les manifestants ont marché avec une maquette de la flottille de la liberté de Gaza. Ce jour-là nous sommes restés enfermés presque toute la journée car au bout de deux heures de manifestation les soldats israéliens ont tiré des gaz lacrymogène sur tous ceux qui essayaient de mettre le nez dehors.
A la fin de l’après-midi, il m’a semblé que les jeeps partaient et j’en ai profité pour sortir enfin. Avec deux autres jeunes filles, nous avons marché en direction des jeeps, nous nous sommes arrêtées là où la militante locale Nariman Tamimi se tenait avec son appareil vidéo et d’autres enfants du village nous ont rejoint. D’autres militants ont essayé de sortir mais comme ils étaient en groupe on leur a tout de suite tiré dessus.
Depuis les toits, d’autres personnes se sont mises à maudire les soldats sur le mode ironique et ils leur ont aussi tiré dessus. Une des bombes lacrymogènes a roulé en arrière vers le soldat qui l’avait envoyée et il a été obligé de s’enfuir en trébuchant d’une manière comique, ce qui nous a tous fait pousser des gloussements de joie, les plus jeunes enfants riant ouvertement. Le soldat s’est lourdement dirigé vers nous d’un air menaçant, sa fierté était blessée et ses yeux lançaient des éclairs et il nous a lancé une bombe sonore. Nous nous sommes vite sauvés.
Le village était entouré de soldats. Les collines en fourmillaient, les vergers en débordaient. Nous regardions un escadron descendre de la colline de derrière les oliviers et ils pouvaient lire le mépris sur notre visage. Un soldat nous a dit au revoir de la main. Ma gorge s’est serrée pour retenir le millier de mots incendiaires qui me venaient devant ce geste soi-disant aimable. Le visage de la fille près de moi reflétait le mien : des yeux si dangereusement rapprochés qu’ils donnaient l’impression que nous louchions.
L’une après l’autre les jeeps prirent la route. Une pluie de cailloux se mit à tomber sur elles accompagnée de sifflements et d’applaudissements quand un caillou touchait un véhicule blindé. L’excitation était communicative et j’attrapais un caillou, le lançais puis enfouis ma tête dans le sol pendant la trajectoire hésitante du caillou qui retomba bêtement à environ deux mètres de moi. Près de moi, un enfant moitié moins grand que moi envoya une pierre qui manqua de peu une jeep qui se trouvait à environ 200 mètres de nous.
La technique du lancer de pierre
La technique comporte deux volets : comment tenir une pierre et comment lancer une pierre. La force d’occupation avait maintenant quitté le village dont les rues étaient jonchées de bombes sonores et de bombes lacrymogènes. Ma première leçon a eu lieu dans un petit coin désert plombé par le soleil.
"Voilà comment on tient un caillou" a dit un des shabab (jeunes). "Non, pas comme ça, comme ceci. Tu t’y prends mal. Non, regarde mes doigts ! Imagine que ton pouce et ton index sont une paire de pinces. Tiens-les comme ça. La pierre doit y reposer confortablement." Il cessa de m’expliquer, attrapa mes doigts et leur fit prendre la forme adéquate.
Un enfant toucha mon bras : "Laisse le caillou reposer sur le majeur. Voilà c’est ça !"
"Maintenant écarte le bras de ton corps" continue-t-il, "Non, ton bras est trop raide. Plie un peu le coude. Recule un peu le bras. Quand tu lances la pierre, il ne faut pas que ton épaule bouge. La pierre va plus loin si tu l’accompagnes d’un mouvement du bras. OK lance-la." La pierre a filé dans l’air d’une manière qui m’a semblé plus légère. J’ai crié de joie. "Vous avez vu ?" Mes maîtres ont acquiescé poliment et ont lancé leurs pierres. Elles sont arrivées plus loin que la mienne.
"OK c’est bien, mais il faut améliorer encore ta technique. Essaie encore. Attends, n’oublie pas de tenir ce doigt-là comme ça. Vas-y lance —attends, qu’est ce que tu fais, tu vises le chauffeur ? Laisse passer la voiture avant de commencer. Et fais attention aux enfants. Holà vous autres" cria-t-il gentiment "enlevez-vous de là !"
J’ai lancé la pierre avec un grand sourire. Je savais qu’il ne fallait pas dire que je ne lançais plus les pierres comme une fille -un des derniers cours que j’ai suivi à l’université s’appelait études féminines et il m’a beaucoup marqué. Les enfants étaient enchantés de me montrer leur adresse au tir de cailloux et de m’apprendre à choisir les pierres et les cibles.
L’ignorance des Israéliens
Plus tôt dans la journée, pendant que les militants étaient rassemblés chez Bilal et Manal Tamimi -des militants qui s’occupent aussi de documenter les manifestations- un militant israélien qui venait pour la première fois et se tenait debout au milieu de la pièce, se fit remarquer en affirmant bruyamment que jeter des pierres annulait automatiquement le caractère "non violent" d’une manifestation. Un autre militant lui rétorqua que les pierres ne faisaient pas grand mal, mais à mon sens l’essentiel leur échappait à tous les deux.
Un des hommes de la famille de Tamimi assis sur un matelas contre le mur regardait l’Israélien d’un air très mécontent et méprisant. "Tant que les soldats seront ici, tant qu’on empiétera sur notre terre, tant que les jeeps envahiront les villages et tant qu’ils continueront à envoyer des bombes lacrymogènes, nos shahab n’arrêteront pas de lancer des pierres" a-t-il déclaré.
"Très bien, mais alors vous ne pouvez pas dire qu’il s’agit d’une manifestation non violente" a rétorqué l’Israélien. Il a jeté un regard défiant autour de lui. "Ecoutez, je me rends bien compte que la plupart d’entre vous ne sont pas d’accord avec moi mais à mon avis, une manifestation non violente ne devrait pas comporter de manifestations de violence et pour moi lancer des pierres est un acte de violence."
"Un acte de violence !" a ricané l’autre militant. "En réponse aux gaz lacrymogènes, aux balles réelles, aux raids dans les maisons, aux arrestations et aux passages à tabac ? On ne peut comparer les tactiques israéliennes à des cailloux."
"Je ne les compare pas ! Absolument pas ! Mais pour moi une manifestation non violente...." "Ecoute" l’ai-je interrompu "Voilà la première erreur que tu fais. Il ne faut pas dire "non violents" il faut dire "désarmés, sans armes".
Le nouvel arrivant israélien relayait de toute évidence le discours des occidentaux qui prétend imposer aux Palestiniens ce que l’occident considère comme la bonne méthode pour lutter contre l’occupation. Il est clair que pour l’occident le terme "manifestation non violente" signifie que nous devons tout simplement nous retirer humblement devant l’agression quand l’armée israélienne répond à nos chants, à nos slogans et aux fleurs que nous mettons dans les canons de leurs fusils par une violente attaque.
Il y a des quantités d’implications à cette expression, et nous ne devons pas nous laisser piéger par la façon de voir occidentale. La définition d’un terme doit prendre en compte le contexte.
Un geste symbolique
Le mois dernier, Ibrahim Shikaki qui est animateur de jeunes et chercheur en économie à Ramallah a écrit un article très important pour Al Jazeera en Anglais sur la résistance palestinienne. Shikaki fait remarquer que la couverture médiatique de la résistance palestinienne reflète la vision occidentale de la non violence et il proteste contre le dictat occidental concernant la manière dont la Palestine doit lutter ("What is the ’right’ type of resistance ?," 6 July 2011).
"Le fait est que s’opposer à une brutale machine de guerre avec des pierres est un geste symbolique" a écrit Shikaki. "’C’est un symbole de l’énorme inégalité de pouvoir entre le peuple palestinien et la machine de guerre israélienne. Les cailloux lancés contre les tanks israéliens et autres véhicules armés est une manière pour les Palestiniens d’exprimer leur refus de l’occupation et de l’oppression. Les jeunes, les femmes et les personnes âgées de tous les secteurs de la société participent à cette forme de résistance."
D’où vient donc historiquement l’acte de jeter des pierres, un acte qui a touché le coeur de millions de personnes dans le monde pendant la première intifada et inspiré d’autres peuples comme la nouvelle génération du Cachemire ? Bassem Tamimi, un militant célèbre qui est actuellement dans une prison israélienne a expliqué dans un interview avec The Electronic Intifada que des pierres étaient traditionnellement jetées aux ours et aux serpents pour les chasser.
"Quand un soldat vient dans notre village et tire des bombes lacrymogènes, on ne va pas juste rester assis là comme des victimes impuissantes. Ils ont des armures qui les protègent des balles réelles donc on ne risque absolument pas de les tuer. Avec les pierres nous voulons juste leur dire : "Nous ne vous acceptons pas ici en tant qu’occupant. Vous n’êtes pas le bienvenu en tant que conquérant."
C’est pour cette raison que considérer le lancer de pierre comme un acte violent est absurde. La message est très clair : Nous lançons des pierres à l’ennemi pour exprimer notre mécontentement d’être occupés par des étrangers qui nous envahissent et nous exproprient de nos terres et de nos maisons. J’ai demandé à quelques enfants de Nabi Saleh pourquoi ils jettent des pierres. Leur réponse est très simple : Nous ne voulons pas de l’armée israélienne ici. C’est notre village. ils nous occupent.
Une propagande omniprésente
La machine de la Hasbara (propagande) israélienne excelle à dépeindre l’armée israélienne avec ses tanks Merkava, ses missiles F-16, ses fusils sous-marins, ses fusils d’assaut et ses balle de métal enrobées de caoutchouc, comme la vraie victime tout en décrivant les jeunes Palestiniens avec leurs cailloux comme des Arabes assoiffés du sang des juifs qu’ils haïraient d’une manière pathologique et comme des Arabes qui rejetteraient les accomplissements économiques, sociaux et culturels de l’homme blanc.
L’analogie de David contre Goliath n’a aucun effet sur ces "non violents" pleins de bonnes intentions. A vrai dire, la traduction littérale arabe de "non violent" n’est pas connue. Nous utilisons le terme muthahara silmiya qui signifie "manifestation pacifique". Cela me fait honte quand je me rappelle que moi aussi je regardais de haut ceux qui jetaient des cailloux à Bilin et à Nilin, réaction que j’attribue aujourd’hui à mon ignorance et mon inexpérience.
Je pensais -en bonne victime de la propagande absorbée dans les médias occidentales- que jeter des pierres relevait du passé et que nous avions besoin de trouver de nouvelles manières de résister, pas exactement comme Gandhi mais quelque chose comme ça. Je remercie Dieu pour Nabi Saleh.
Récemment, quelqu’un m’a raconté comment le Spiderman de ce village, un enfant de quatre ans qui s’appelle Samer, avait réussi à briser le rétroviseur d’une jeep israélienne avec une pierre. Spiderman a ramassé le fruit de son exploit et ne voulait plus le lâcher. Il a probablement dormi avec la nuit suivante. Il n’est pas ici question d’enfants qui sont élevés dans la haine des Juifs pour devenir plus tard des bombes vivantes. Il s’agit d’enfants qui sont obligés de faire face à la présence dans leurs villages d’occupants brutaux.
J’ai ramassé un autre caillou, je l’ai placé comme il faut dans ma main droite. Mes maîtres m’ont regardée avec approbation. "En rentrant chez toi, mets des objets sur une étagère et essaie de les faire tomber avec un cailloux" m’ont-ils dit en souriant "Dans une semaine tu seras une pro."
Linah Alsaafin