Charles Wyplosz, professeur d’économie à l’IHEID de Genève, constate que la reprise économique en Europe est réelle, mais reste fragile. Il accuse la politique d’austérité imposée par le ministre allemand des Finances d’avoir créé plusieurs millions de chômeurs européens.
Selon les dernières prévisions conjoncturelles, l’économie mondiale s’est mise dans un cycle de croissance. Une grande récession, comme celle des années trente, a été évitée grâce aux mesures énergiques adoptées tant par les États que par les banques centrales. Professeur d’économie à l’Institut des hautes études internationales et de développement (IHEID) de Genève, Charles Wyplosz analyse le climat d’optimisme dans la zone euro et met en garde contre les risques de dérapage.
Le Temps : Les études conjoncturelles annoncent le début d’une reprise mondiale durable. Partagez-vous aussi ce sentiment ?
Charles Wyplosz : Pour ma part, je ne fais pas les prévisions. Je constate néanmoins que la consommation est repartie dans les pays industrialisés. Sans elle, il n’y a pas de reprise. Elle est robuste aux États-Unis ainsi qu’en Europe. On s’interroge sur ce qui se passe au Royaume-Uni. Les pays en développement souffrent, mais ne pèsent de toute façon pas beaucoup dans la création de la richesse mondiale, à l’exception de la Chine. Qui, pour l’instant, tient bon.
Mais quand est-ce que cette amélioration se fera-t-elle ressentir dans la zone euro ?
Un climat d’optimiste se ressent lorsque le chômage descend et les consommateurs achètent. C’est le cas à présent. Seul bémol : la situation politique reste difficile, sauf pour l’Allemagne. Nous constatons que c’est la fin des partis conservateurs et anti-marchés.
Avec l’élection de Trump et le vote en faveur du Brexit, les citoyens américains et britanniques réalisent qu’elles ont créé des situations difficiles. Les résultats de récentes élections aux Pays-Bas, en Autriche et tout récemment en France, montrent que les frustrations refluent. J’espère que cette tendance se poursuivra en Italie où le Mouvement 5 étoiles, même s’il n’est pas ouvertement raciste, garde un pouvoir de séduction.
Puisque les cycles économiques sont de plus en plus de courte durée, faut-il craindre un retournement rapide de la conjoncture ?
Non. Les cycles sont plutôt longs. Nous avons traversé, au début des années 2000, une longue période de croissance soutenue. Par la suite, il y a eu un effondrement, mais il a été bref grâce à l’intervention des banques centrales qui ont agi avec une force inhabituelle. Nous sommes maintenant dans une phase post-crise qui est assez longue.
Donc tout va bien ?
Pour l’Europe, le cycle vient de démarrer, en 2013-2014. À ce stade, il est loin d’arriver à maturation. Il peut continuer deux à trois ans. Aux États-Unis, le chômage est très bas et l’inflation commence à apparaître. On peut s’attendre à un retournement dans deux ans.
Cela dépend aussi de ce que le président Trump fera en politique économique. Son plan de relance de 1 000 milliards de dollars ne se matérialisera probablement pas. Et on attend toujours ses cadeaux fiscaux aux entreprises. Cela dit, il n’y a pas deux cycles qui se ressemblent. Depuis 1945, ils durent en moyenne cinq à six ans.
Pour revenir à la crise dans la zone euro, vous disiez que les Européens ont trop tergiversé avant d’agir…
La Banque centrale européenne (BCE) a assez mal réagi dans un premier temps. Elle ne s’est pas rendu compte qu’on allait vers une récession. Il y a eu par la suite une crise des dettes publiques. On a perdu deux à trois ans. Un changement de leadership est intervenu à la BCE et les nouveaux dirigeants ont compris les enjeux. La banque centrale est alors intervenue puissamment et lourdement avec une politique d’assouplissement monétaire et une communication efficace.
Du coté des gouvernements, en 2008, le G8 s’était réuni d’urgence aux États-Unis et avait recommandé une politique expansionniste urgente. À l’exception de la Chine et du Japon, personne n’a agi de façon significative. Bruxelles a même imposé une politique d’austérité, ce qui a donné lieu à une deuxième récession en 2011-2012. Les États européens sont toujours paralysés par le Pacte de stabilité, qui ne convient pas dans une période de crise. Et encore, la Commission Juncker a été plus souple que celle de Barroso qui n’a pas su prendre de la distance avec Wolfgang Schäuble, le ministre allemand des Finances.
En quoi Wolfgang Schäuble est-il concerné ?
Il est responsable d’une politique d’austérité en Europe qui a créé plusieurs millions de chômeurs. C’est criminel. La Commission a obéi à ses ordres. Le ministre allemand aurait dû comprendre que l’Europe était dans une situation de crise historique et que la priorité n’était pas de réduire les déficits, mais de créer des emplois. Il fallait tirer les leçons de la Grande dépression des années trente. Alors que la crise battait son plein, le président américain Hoover disait que l’État devait donner l’exemple et se serrer la ceinture. C’était le contraire qu’il fallait faire.
Est-ce qu’on n’attend pas trop de l’Allemagne en lui demandant de réduire ses excédents budgétaires et commerciaux ?
Je ne suis pas convaincu qu’il faille faire des reproches à Berlin sur ces points. L’impact sur l’Europe d’une relance budgétaire en Allemagne serait limité. Cela consisterait à dire aux Allemands d’accumuler des déficits et des dettes pour nous faire plaisir. Si j’étais un contribuable allemand, je ne serais pas d’accord. Du reste, ce sont le secteur privé, les entreprises et les ménages allemands, qui sont les grands épargnants. L’épargne est une affaire personnelle et ce n’est pas à l’État d’y intervenir.
En revanche, les Allemands ont tort de ne pas profiter des taux d’intérêt bas pour investir. Financièrement et logiquement, ce serait une bonne affaire. Les livres d’histoire reprocheront aux décideurs allemands leur vision frigorifiée. Ils pensent toujours à tort que les Chinois vont continuer à leur acheter des Mercedes et que cela leur suffit.
Mario Draghi, président de la BCE, a annoncé la fin de son programme d’assouplissement monétaire pour décembre 2017. Est-ce le bon timing ?
Ses propos sont plus nuancés. Il a certes parlé de décembre, mais en réalité, il a dit qu’il pourrait le poursuivre si la situation l’exigeait.
Le Fonds monétaire international vient une nouvelle fois d’affirmer que les banques européennes n’ont pas fini de nettoyer leur bilan. Représentent-elles toujours un risque systémique ?
Il y a un problème massif non résolu en Italie. Les Italiens n’ont pas fait leur part de nettoyage des actifs pourris, ce qu’ils auraient dû faire il y a déjà cinq ans. Les Espagnols l’ont fait. J’ai des doutes pour les Français. Enfin, on verra comment les Allemands vont résoudre le problème avec la Deutsche Bank. Bref, la zone euro cache encore des cadavres. Si la croissance s’installe, tout sera pardonné. S’il y a une crise en Italie, ce sera toute la zone euro qui sera contaminée. La crise grecque est minime par rapport à un éventuel échec italien. Si l’Italie échoue, ce sera une affaire trop grosse pour la zone euro.
Comment la Suisse pourrait-elle tirer profit de la reprise en Europe qui s’installe ?
La Suisse est un cas particulier. Sa croissance est concentrée dans les secteurs pharmaceutique et chimique. Dieu merci, des gens seront toujours malades et le marché des médicaments est assuré dans toutes les circonstances. En revanche, la chimie est plus dépendante de la conjoncture. Dans le cycle actuel, on peut dire que la Suisse se trouve dans une situation plutôt saine. En revanche, elle n’est pas à l’abri des conséquences d’un franc surévalué sur les exportations, plus particulièrement pour les exportations de produits et de services à faible valeur ajoutée. Le tourisme souffre aussi du franc fort.
Ceci dit, la Suisse se trouve dans une situation plutôt confortable grâce à ses nombreux autres atouts : un marché de travail flexible, une paix sociale, une modération salariale. Elle va bien aussi longtemps que la zone euro, son principal marché, croît. Mais attention à l’Italie ; elle peut faire dérailler la zone euro et par ricochet, la Suisse.
Enfin, la mondialisation. Le sujet fait débat dans les pays industrialisés. Des dirigeants politiques dont le président américain Donald Trump et plus récemment le président français Emmanuel Macron, prônent le protectionnisme…
Les économistes ont fait une lourde erreur. Ils ont dit que l’intégration et le progrès technologique sont très bons pour l’économie. Mais ils ont oublié de dire qu’il y a aussi des perdants. On a toujours su que la mondialisation crée des inégalités. Les politiques le savent aussi, mais ils ne l’ont pas dit non plus.
Une frange de la population a effectivement profité de la mondialisation alors qu’une autre, celle qui n’a pas une bonne formation et qui s’adonne à des activités peu lucratives, est perdante. Cela a duré pendant au moins vingt ans, provoquant une grande colère. Résultat : les Américains ont élu un Trump à la tête des États-Unis et les Britanniques ont approuvé le Brexit.
Comment agir à partir de ce constat ?
Taxer les riches, comme l’avait préconisé le président Hollande, fait fuir les entrepreneurs. Ce n’est pas en pénalisant les élites qu’on comblera le fossé entre riches et pauvres. Dans les pays industrialisés, la solution passe par l’éducation des jeunes et par la formation pour les moins jeunes. Dans un pays comme la France, fabriquer des appareils ménagers n’a pas de sens. Dans vingt ans, l’Europe arrêtera de produire de l’automobile, comme elle a arrêté de produire la charrue.
Il faut protéger les personnes, pas les emplois. Nous pouvons regarder l’exemple des pays scandinaves. La Suède, par exemple, est relativement petite et très mondialisée. Elle s’est transformée complètement ces dernières années et a fait de la place pour les jeunes dans des activités technologiques. Des personnes plus âgées ont abandonné des métiers dépassés et ont été formées pour des métiers qui resteront indispensables : commerciaux, comptables ou techniciens.