Lorsque le président palestinien Mahmoud Abbas a lancé de graves accusations à l’encontre du président américain Barack Obama et de son équipe, dans ce qui ressemble à coup de relations publiques minutieusement préparé (laissant « Newsweek pénétrer dans son espace personnel » pendant cinq jours, ainsi que le formule le magazine), la secousse était déjà imminente.
« C’est Obama qui a suggéré un gel total de la colonisation », a déclaré Abbas à Dan Ephron de Newsweek. « J’ai dit : d’accord, j’accepte. Nous nous sommes mis tous deux dans le pétrin. Après cela, lui s’en est sorti en faisant marche-arrière et il m’a laissé tombé, en disant, débrouille-toi ! Il l’a fait à trois reprises. » Entre autres critiques, Abbas s’est plaint de la façon « impolie » avec laquelle le président égyptien Hosni Moubarak a été poussé dehors, et aussi du récent veto américain sur un projet de résolution du Conseil de Sécurité des Nations-Unies qui aurait condamné les constructions de colonies israéliennes.[1]
Cela fait plus d’un mois que des indices suggéraient que quelque chose d’important mijotait. Cependant, peu de personnes s’attendaient à l’annonce, ce mercredi, qu’un accord de réconciliation palestinienne avait été élaboré avec la médiation de l’Egypte, entre les factions rivales du Fatah et du Hamas, et qu’un gouvernement d’union nationale devait être annoncé prochainement. Ce sont les Israéliens, les Américains, les Turcs et, en fait, la majeure partie de la communauté internationale, qui auraient pris par surprise.
Tandis qu’un accord d’unité palestinienne imprécis contredit formellement les spéculations selon lesquelles l’Autorité Palestinienne expédierait à la hâte une déclaration d’indépendance (la réunion du Quartet pour le Proche-Orient, programmée pour la mi-avril, a été en fait reportée), c’est certainement un grand pas en direction de l’indépendance. Selon l’analyste israélien Ron Ben-Yishai :
Le président palestinien a vu sa légitimité politique renouvelée pour la façon dont il a tenu la rue palestinienne car, officiellement, son mandat de président se terminait depuis un bon bout de temps. A présent, jusqu’à la tenue des prochaines élections, Abbas est le président pour toutes les questions. Cela lui permet également de se présenter aux Nations-Unies comme le représentant légitime des palestiniens de Gaza et de Cisjordanie et de demander la reconnaissance d’un Etat palestinien. […] Cet accord d’unité retire à Israël un important atout dans les négociations, puisque [l’Etat hébreu] a constamment clamé aux membres de l’ONU qu’Abbas ne représentait que la Cisjordanie.
Pour s’étendre sur ces observations, la mesure de réconciliation signale également qu’Abbas a choisi très spécifiquement la voie qu’il empruntera pour accéder à l’indépendance palestinienne, le plus probablement en renonçant à ses bonnes relations avec les Etats-Unis. Tandis que la Maison Blanche a donné une réponse mitigée, soutenant la réconciliation palestinienne mais exprimant l’inquiétude que le Hamas « est une organisation terroriste qui cible des civils », les membres du Congrès US ont menacé sans détours de couper l’aide à l’Autorité Palestinienne si cet accord est appliqué.
En attendant, le Hamas est apparu bien déterminé à maintenir son image intransigeante. « Notre programme ne comprend pas de négociations avec Israël ou de le reconnaître », a commenté l’un de ses dirigeants, Mahmoud al-Zahar. « Il ne sera pas possible pour le gouvernement intérimaire national de participer, de miser ou de travailler sur le processus de paix avec Israël ». Ces commentaires jètent une ombre sur l’affirmation d’Abbas selon laquelle il continuerait de s’occuper des pourparlers de paix.[2]
Une interprétation convaincante des actes d’Abbas, en ligne avec l’interview donnée à Newsweek, est qu’il a finalement perdu la foi en Washington. Jusqu’à maintenant, la possibilité restait ouverte qu’il choisisse d’isoler et d’ignorer le Hamas, alors qu’il faisait pression pour que l’Etat palestinien à l’ONU soit reconnu en septembre [prochain] ; la campagne a déjà commencé et, jusqu’à présent, elle a été menée sans les dirigeants militants de la Bande de Gaza. Cette interprétation est séduisante, d’autant plus que l’Autorité Palestinienne, dominée par le parti d’Abbas, le Fatah, a beaucoup plus de légitimité internationale que le Hamas ; le fait que ce dernier n’accepte pas les principes du quartet et qu’il utilise des tactiques terroristes pourrait miner l’argument de l’AP selon lequel elle propose la paix.
Toutefois, le refus de l’administration américaine d’abandonner Israël au conseil de sécurité de l’Onu, couplé à la pression de l’Egypte, semble avoir fait pencher la balance pour le pousser vers une position plus provocatrice. Abbas a visiblement calculé que sa légitimité avec le reste de la communauté internationale – spécifiquement à l’Assemblée Générale de l’ONU – serait améliorée par cette mesure et qu’il avait moins à perdre qu’à gagner.
Toutefois, ce qui semble étrange est qu’il se tient vraiment prêt à perdre pas mal de choses – entre autres, l’aide financière des Etats-Unis. Il est difficile d’imaginer qu’Abbas s’embarquerait dans une telle aventure sans avoir sécurisé des sources alternatives de financement pour compenser cette perte. Les donateurs européens et du Golfe Persique sont en tête de liste des suspects, et il est important d’observer l’attitude de l’Arabie Saoudite, que l’on dit être très active ces derniers temps dans tout le Moyen-Orient.
Les paramètres précis de cet accord ne sont pas clairs – et il est possible qu’ils ne soient pas encore finalisés. Différentes sources ont évoqué un « gouvernement d’experts » qui dirigerait à la fois la Cisjordanie et Gaza, l’intégration des services de sécurité, la libération de prisonniers et des élections générales dans les douze mois. Comment exactement ces conditions seront réalisées est un autre sujet : non seulement les détails comportent des éléments cachés, mais ceux-ci ont réussi, au moins au cours des deux dernières années, à faire capoter les précédentes tentatives de réconciliation.
Les grandes lignes de cet accord ne sont pas nouvelles – l’Egypte les a tracées en 2009. Ce qui est nouveau est que l’Egypte ait pu exercer efficacement une pression sur les deux camps. Ceci est en partie le résultat des soulèvements arabes – face à Moubarak, Abbas a perdu un allié, tandis que la base principale du Hamas en Syrie est en danger, à cause des troubles croissants là-bas. Les deux camps ont été affaiblis, ce qui les rend plus malléables pour un compromis. De plus, l’Egypte a appliqué quelques carottes – par exemple, elle a promis d’ouvrir « de façon permanente » sa frontière avec Gaza, au niveau de la ville de Rafah, mettant effectivement fin au blocus dont la Bande de Gaza est frappée. On ne sait pas trop ce que Abbas a reçu [en échange], mais certains analystes supposent qu’il garderait la plus grosse part du pouvoir dans le nouveau gouvernement.
Pour le président palestinien, un des principaux risques est que cet accord puisse avorter – de nombreux observateurs palestiniens et israéliens seraient sceptiques sur le fait qu’il dure bien longtemps. Cela laisserait Abbas une fois encore sans légitimité complète et l’isolerait un peu plus à la fois des Etats-Unis et d’Israël. Le Hamas récoltera sans aucun doute un énorme bénéfice de l’ouverture du passage de Rafah ; une fois la frontière ouverte, il y a peu de risque que l’Egypte la referme sous sa pression intérieure.
L’organisation militante pourrait également utiliser cette réconciliation pour renforcer sa position sur la Cisjordanie et finir par y prendre le pouvoir, comme elle l’a fait à Gaza. L’Autorité Palestinienne et Israël ont travaillé ensemble, au cours des dernières années, en arrêtant un grand nombre d’activistes du Hamas, pour empêcher qu’un tel scénario se produise.
A la lumière de toutes les incertitudes qui entourent cet accord, il est difficile d’exclure totalement la possibilité qu’il serait une sorte d’énorme bluff (peut-être afin d’arracher des concessions aux Etats-Unis et à Israël ou de satisfaire les besoins d’une puissance extérieure). Cependant, même dans ce cas, cela aura un effet considérable sur les relations régionales.
La réaction d’Israël sera particulièrement importante. Les politiciens de tout l’échiquier israélien ont exclu la possibilité de pourparlers avec le Hamas, à moins que ce dernier « n’opère un changement fondamental en profondeur ». La plus grande crainte de l’Etat juif est que le Hamas ré-établisse des bases terroristes en Cisjordanie, d’où il pourrait frapper le cœur d’Israël. Un problème secondaire est que si un gouvernement d’unité palestinien obtient une légitimité internationale, cela se produirait aux dépens d’Israël. On ne peut donc pas s’attendre à ce qu’Israël reste les bras croisés très longtemps.
Plusieurs scénarios apocalyptiques circulent. Si cet accord est appliqué et que les forces du Hamas sont intégrées dans l’appareil sécuritaire en Cisjordanie, cela signifierait la fin de la coopération en matière de sécurité avec Israël (et aussi avec les Etats-Unis). Tandis que certains analystes ont évoqué une troisième intifada (le soulèvement palestinien) et l’enterrement du processus de paix pour le futur proche, la violence n’est cependant pas nécessairement imminente. Au moins, la réponse initiale israélienne a été non-violente. Vendredi matin, le quotidien israélien Ha’aretz a rapporté qu’Israël prévoyait de « lancer une campagne diplomatique, en mettant particulièrement l’accent sur l’Union Européenne, pour contrecarrer la reconnaissance internationale du gouvernement unifié Fatah/Hamas ».
Il est important de noter qu’en dehors des dangers, l’accord de réconciliation apporte aussi quelques bénéfices importants au gouvernement de Benjamin Netanyahou, en renforçant ses arguments sécuritaires, à la fois en Israël et à l’international. Selon le journaliste israélien Aluf Benn :
L’accord de réconciliation palestinien, s’il se concrétise, annonce la prise de pouvoir du mouvement national palestinien par le Hamas, fournissant au Premier ministre Benjamin Netanyahou une échappatoire pour sortir de l’ornière dans laquelle il est tombé à cause du processus de paix qui s’est retrouvé dans l’impasse. C’est juste ce dont Netanyahou avait besoin pour unir le public israélien derrière lui et contrecarrer la pression internationale pour qu’Israël se retire de Cisjordanie […] A partir de maintenant, la pression montera contre Tzipi Livni [chef du Kadima, le parti d’opposition] pour qu’elle rejoigne un gouvernement d’unité israélien en vue de se dresser contre les Palestiniens et la communauté internationale. Quand Mahmoud Abbas se joint au Hamas, Kadima ne peut pas dire qu’il y a un partenaire pour faire la paix et il ne peut pas proposer de politique alternative. Pourquoi Kadima devrait-il désormais rester dans l’opposition ? […] La réconciliation a également sauvé le voyage de Netanyahou à Washington où il s’est exprimé à la convention de l’AIPAC [American Israel Public Affairs Committee][3] et devant le Congrès. Il n’a plus besoin d’aligner son voyage sur des concessions aux Palestiniens. La pression s’est envolée.
Les relations entre Netanyahou et Washington ont peut-être pris un virage pour le meilleur. Si Obama veut être réélu président, et il le veut, il ne peut pas se permettre d’être vu comme soutenant le Hamas contre Israël. L’Union Européenne, ainsi que l’observe l’agence de presse palestinienne Ma’an, est « plus ouverte que les USA sur cet accord d’unité », mais même là-bas, Netanyahou pourrait fédérer quelque adhésion. Autrement, bien que ce soit peu probable – le Hamas pourrait adoucir sa position et renoncer à la violence, ce qui lui garantirait une légitimité internationale, mais servirait également l’Etat juif.
De plus, à présent que le passage de Rafah est sur le point d’être ouvert, Israël sera confronté à un plus grand danger avec les armes passées en contrebande dans la Bande de Gaza. Mais une autre option sera également possible : traiter avec le Hamas. Israël pourrait chercher à se désengager totalement de Gaza, coupant l’électricité, les approvisionnements alimentaires et de carburant, et laisser l’Egypte s’occuper de la situation. Un certain nombre de politiciens et d’analystes israéliens ont défendu ce moyen d’action et il est important de noter que cela offrirait également à l’Etat juif une plus grande liberté militaire là-bas, puisqu’il n’aurait plus le statut de puissance occupante selon la loi internationale.
Dans l’ensemble, l’accord de réconciliation palestinien est un gambit majeur, tout particulièrement pour Abbas. S’il est mis en application, cela aura un impact profond et complexe sur les relations de base au Levant et au Moyen-Orient en général. Avant même d’être signé, il a envoyé des secousses dans toute la région.
*Victor Kotsev est journaliste et analyste politique. Il est basé à Tel Aviv.
[1] The Wrath of Abbas [La colère d’Abbas], Newsweek, 24 avril 2011.
[2] [N.d.T.] Mahmoud Zahar a également déclaré que son mouvement n’essayerait pas d’empêcher le Fatah de chercher à obtenir un accord de paix avec Israël. Par ailleurs, le porte-parole du président de l’Autorité palestinienne défend cet accord qu’il estime être « une affaire interne palestinienne », sommant le ministre israélien de « choisir entre la paix et les colonies ».
[3] [N.d.T.] L’AIPAC est le lobby d’Israël aux Etats-Unis, dont les partisans sont également appelés likoudniks, les partisans de la ligne pure et dure du Likoud, la droite israélienne.