Imaginez un pays qui serait le nôtre sans être tout à fait celui que nous connaissons. Pas grand chose de différent, juste quelques détails : la laïcité n’existerait pas, il n’y aurait pas de séparation des pouvoirs, nous vivrions sous un régime théocratique, les femmes seraient considérées comme des êtres inférieurs, le métissage comme un crime, une caste ecclésiastique tiendrait la population sous une botte de fer, et tout progrès, sur le plan social comme sur le plan technique, serait considéré comme une émanation du Mal. Des détails, certes, mais des détails qui comptent.
Imaginez ensuite qu’à un moment donné de notre histoire, pour l’une ou l’autre raison, en dépit de cette chape de plomb, notre pays évolue malgré tout, que nos conditions d’existence s’améliorent, que le niveau de vie et le pouvoir d’achat connaissent une hausse significative, que les prêtres soient un peu mis à l’écart, qu’on adopte un gouvernement séculier, et que les femmes, comme l’ensemble de la population en général, aient enfin droit à une véritable émancipation. Nous applaudirions des deux mains, à n’en pas douter.
Mais laissons encore aller notre imagination : imaginons à présent que les anciens détenteurs du pouvoir, maintenant en exil, agitent l’opinion publique mondiale en leur faveur pendant des dizaines d’années, obtiennent l’amitié des chefs d’Etat les plus puissants, et parviennent à tromper et à émouvoir jusqu’aux peuples les plus libres et réputés les plus progressistes. Imaginez que la polémique prenne une ampleur internationale, que dans les grandes villes du monde, les plus naïfs sortent en masse dans les rues en agitant des drapeaux qui ne sont pas les leurs et en scandant, comme le Big Brother du roman 1984 de Georges Orwell, que « la liberté, c’est l’esclavage ». Triomphe du contresens, impunité du paradoxe.
Sortons des hypothèses et revenons à la réalité. Ce pays dont je vous parle n’est pas le nôtre, bien sûr, mais il existe bel et bien. Et il porte un nom : le Tibet.
Le Tibet a été envahi par la Chine en 1950, nous a-t-on appris dans nos livres d’histoire. Le Tibet a été libéré par la Chine en 1950, m’a-t-on raconté partout en Chine. Pour voir qui est le plus proche de la réalité, il faudrait certainement avoir une vision géopolitique un peu plus large de la situation, plus large en tout cas que celles des habituels lycéens contestataires qui défilent à Paris ou ailleurs en jouant du djembé et en collant partout des autocollants Free Tibet. N’oublions jamais que sous le régime lamaïste, 95% des Tibétains occupaient une position de serfs au sein d’un système féodal extrêmement discriminatoire, et que ces serfs, véritables esclaves, pouvaient être vendus ou achetés comme de simples marchandises ; ils étaient de plus souvent soumis par leurs maîtres à des tortures et des sévices particulièrement inhumains. Il faut aussi garder à l’esprit quelques points déterminants, à savoir que le Tibet n’est pas au juste une nation mais un province autonome de la Chine (1), que ce statut particulier d’autonomie ne lui permet pas l’auto-suffisance et que la dépendance économique qui le lie au reste du pays est incontestable (le Tibet n’étant pas une région particulièrement riche), et enfin que si les séparatistes obtenaient un jour l’indépendance – ce qui n’est souhaitable pour personne – les Tibétains n’auraient plus alors le choix qu’entre retomber dans la misère matérielle d’avant 1950 ou passer sous le joug américain ou indien, si ce n’est pas tout bonnement les deux. Réjouissantes perspectives, n’est-ce pas ?
L’implication américaine dans la crise tibétaine n’est plus à prouver. Selon des documents révélés par le gouvernement américain lui-même, le Dalaï-lama aurait touché 180’000 dollars par an sur les fiches de paie de la CIA, entre 1959 et 1972, ce que le principal intéressé a nié jusqu’en 1980. 1,7 millions de dollars, provenant de la même source, ont été investis dans son réseau international (2). Rappelons-nous, pour bien comprendre les intérêts de chacun, que les Etats-Unis n’ont jamais eu d’autre stratégie que celle-là quand il s’agissait de s’en prendre indirectement à un adversaire potentiel, la stratégie très machiavélienne de la division et de l’affaiblissement (3). Quelques mois seulement après l’ « indépendance » du Kosovo, ne pourrions-nous pas tirer un parallèle avec les récents événements du Tibet et le soutien apporté aux séparatistes par de nombreuses « ONG » et organisations liées aux intérêts étasuniens ?
Reporters Sans Frontières, par exemple, dirigé par le truculent Français Robert Ménard, aurait tout de même quelques frontières si on en croit le bilan de ses actions. Pour réclamer l’indépendance du Tibet ou la libération de journalistes en Iran, en Russie ou en Chine, on peut compter sur eux, mais s’il s’agit de dire un mot de ce qui se passe Guantanamo ou à Abu Ghraïb, on devra se contenter d’un silence embarrassé. On s’en étonnera moins lorsqu’on apprendra qu’une grande partie du financement de RSF provient de milieux de l’extrême droite américaine (parfois proches du pouvoir) et des cercles anti-castristes (4). Pas question, dans ce cas-là, de toucher aux intérêts étasuniens ; par contre, s’acharner sur les puissances qui font de l’ombre à l’empire est vivement conseillé. Le double langage de RSF est allé si loin que l’UNESCO s’est vu obligée il y a quelques semaines de lui retirer son co-patronage « en raison des fautes réitérées d’éthique commises dans le seul but de discréditer un certain nombre de pays » et parce que « les agissements de RSF montrent une fois de plus qu’il ne poursuit que le sensationnalisme en voulant s’ériger en grand inquisiteur des nations en voie de développement » (5). Devons-nous vraiment faire confiance à Robert Ménard et ses petits apôtres des droits-de-l’homme pour nous donner une image fiable de ce qui se passe en ce moment au Tibet ?
Sans aller si loin dans l’analyse politique des forces en présence, je ne peux penser au Tibet sans me souvenir de Ruoshan, un jeune étudiant tibétain que j’avais rencontré à l’Université des Langues de Pékin où j’étudiais également. Né à Lhassa, ce jeune aspirant instituteur au faciès tibétain très typé, venu parfaire son chinois dans la capitale, oeuvrait activement pour la défense de la langue et de la culture tibétaine, menacée (il ne faut pas le nier) par une politique d’assimilation chinoise parfois assez agressive. Mais il le faisait sans haine, sans racisme, avec sa simple fierté identitaire, et il me disait : « Sans la libération du Tibet, je ne serais jamais arrivé jusque là. Venant d’une famille pauvre, je serais certainement resté illettré, je n’aurais pas pu espérer devenir instituteur ni venir faire des études à Pékin. »
Lorsque j’entends les diatribes faussement apaisantes (mais réellement insidieuses (6)) du Dalaï-lama et des agitateurs de Dharamsala, qui s’expriment plus souvent en anglais qu’en tibétain et qu’on voit plus souvent en compagnie de Georges Bush ou d’Angela Merkel que de leur peuple (7), je repense à Ruoshan et je me dis qu’on parle beaucoup des Tibétains ces derniers temps mais qu’on ne leur donne jamais la parole. Ce n’est pas l’opinion d’une minorité de moines et de réfugiés politiques qui m’intéresse, c’est l’opinion du Tibétain moyen, du Tibétain du peuple – mais celui-là n’a que le droit de se taire. Car si on le laissait parler, on s’apercevrait peut-être qu’il accorde plus d’importance à son pouvoir d’achat qu’au culte bouddhiste, qu’il est simplement soulagé que ses enfants aient le droit d’aller à l’école, que sa vieille mère puisse dormir sur un vrai lit dans des conditions sanitaires correctes, et que toute sa famille puisse maintenant habiter dans un appartement propre, chauffé et à l’abri des intempéries et des voleurs. Mais tout cela serait trop honteux, trop populacier, trop « bassement matérialiste » pour nos bobos occidentaux en mal d’authenticité en kit et de spiritualité new age. Le niveau de vie du Tibétain, ils s’en foutent comme d’une guigne : ce qui les intéresse, c’est le pittoresque, c’est Tintin et Chang contemplant le lever du soleil sur la terrasse d’un monastère en compagnie de moines en toges safran lévitant et jouant du gong. Et ils poussent le relativisme et l’inversion orwellienne des valeurs (la liberté c’est l’esclavage, etc.) plus loin encore, n’ayant pas peur d’affirmer que ce qui est réactionnaire chez nous est le sommet de l’harmonie à l’autre bout du monde. Je me demande si, parmi nos indécrottables progressistes de campus, beaucoup auraient aimé vivre dans l’Europe médiévale sous domination cléricale, avec Inquisition, système de privilèges et tout ce qui s’ensuit. Pourtant, la théocratie tibétaine n’était-elle pas jusqu’à peu l’exacte réplique d’un tel système ?
Tout n’est pas rose non plus, évidemment, dans le Tibet d’aujourd’hui, de grands progrès restent à faire (comme dans l’ensemble de la Chine d’ailleurs) et la question identitaire tibétaine, liée à la langue et à la culture de cette ethnie, est une préoccupation primordiale pour une grande partie de la population. Il ne s’agit pas de fermer les yeux sur certains abus perpétrés dans le passé par l’armée chinoise – la face sombre de la libération – ni de souscrire aveuglément à la politique d’assimilation chinoise fondée trop souvent sur le nivellement, mais tout cela doit être mis dans la balance et évalué à l’aune de l’intérêt du peuple tibétain. Or, bien que je sois loin d’être un moderniste à tout crin, on ne me fera pas croire qu’il est dans l’intérêt du peuple tibétain de retomber dans l’âge féodal et de revenir dans un système oppressif basée sur la pauvreté matérielle, les discriminations et l’esclavage.
Les menaces hypocrites de boycott des Jeux Olympiques de Pékin par divers gouvernements occidentaux (ce qui ne les empêche pas de commercer avec la Chine parce que l’idéalisme a tout de même ses limites) ne changeront rien à la situation mais elles risquent de créer des conflits diplomatiques dont nous pourrions tout aussi bien nous passer. S’attaquer aux JO de 2008, ce n’est pas, comme le croient trop de commentateurs de chez nous, s’attaquer au gouvernement communiste ; non, s’attaquer aux JO, c’est s’attaquer au peuple chinois – la plupart des Chinois à qui vous poserez la question vous le confirmeront. Mais allez expliquer cela à des militants droits-de-l’hommistes pour qui la signature de pétitions pour tout et n’importe quoi est devenu un sport olympique ! Demain, ils seront déjà passé à autre chose, ils défileront pour les sécessionnistes taïwanais, les « orangistes » ukrainiens ou les indépendantistes flamands tout en chantant « Nous sommes tous des juifs allemands ». La contestation politique qui consiste à enfoncer des portes ouvertes en répétant ce qu’ânonnent les médias (pour se donner bonne conscience sans prendre trop de risques physiques) relève du boy-scoutisme et de l’acte de consommation, et ce type d’actes-là se recycle aussi vite que les modes ; il suffit donc d’attendre.
David L’Epée, coordinateur d’Unité Populaire, section suisse d’Égalité & Réconciliation
(1) la nation chinoise se délimitant selon des critères politiques et non ethniques et le Tibet étant partiellement habité par une des cinquante-cinq ethnies minoritaires que compte le pays.
(2) Patrick French, « Tibet, Tibet », Albin Michel, 2005
(3) « Les idéologues occidentaux voudraient modeler le monde à leur façon, et une Chine indépendante (ou une Russie indépendante, un Iran indépendant, une Inde indépendante…), ça n’est vraiment pas leur tasse de thé. C’est la raison pour laquelle ils sèment la guerre civile et les dissensions, promouvant le séparatisme et la sécession dans les pays indépendants. C’est un jeu ancien, que celui qui consiste à détricoter les empires, pour créer, ensuite, un nouvel empire sur les ruines des premiers. Dans ce petit jeu, les hypocrites de gauche et les impérialistes de droite agissent main dans la main. [...] Rien de bon ne sort jamais de ces causes sécessionnistes/séparatistes : généralement, les terres ayant fait sécession tombent dans l’Empire judéo-américain. » (Israël Shamir, « Les émeutes des yétis », Shamireaders, 1er avril 2008)
(4) « RSF perçoit depuis 2005 une subvention de quelque 35 000 euros de la National Endowement for Democracy (NED), association américaine de promotion de la démocratie dans le monde. Depuis 2002, le Center for a Free Cuba, fondé par les anticastristes de Miami, lui verse quelque 64 000 euros. » (Marie-Christine Tabet, « Révélations sur le Financement de RSF », Le Figaro, 21 avril 2008)
(5) dépêche de l’AFP du 30 mars 2008 ; la dépêche ajoute : « Des diplomates préférant garder l’anonymat ont fait remarquer que, curieusement, il ne figure aucun Etat occidental sur la liste noire de RSF, qui concentre son feu sur le tiers-monde. Le journaliste canadien Jean-Guy Allard a accusé l’association d’entretenir des relations suivies avec des agents reconnus de la CIA et de bénéficier du soutien financier de l’Union européenne. En 2005, l’UE a versé plus d’un million d’euros à RSF. »
(6) « Il va de soi qu’en premier lieu, le Dalaï-lama reçoit le soutien de la droite ultra. Non seulement en raison de son anticommunisme rabique mais également en raison de son racisme. Son gouvernement en exil condamne les mariages mixtes entre Tibétains et les autres et ce afin de préserver la pureté de la race opprimée. » (Peter Franssen, Infotibet, 14 février 2008)
(7) « Avec l’aide de son généreux sponsor étasunien, le Dalaï-lama s’y est pris avec intelligence et patience : depuis cinquante ans, la même histoire du pauvre roi-dieu déchu de son trône par l’horrible diable rouge à queue fourchue nous est servie au Mc Donald des mythes modernes, réveillant en nous les mêmes clichés quant à la tolérance, la compassion, le détachement qui seraient les qualités innées du bouddhisme tibétain, le même déni systématique de l’histoire du Tibet, bref, le même manque de discernement dès qu’il s’agit de la question tibétaine. [...] Mais si le Dalaï-lama met l’Occident pensant dans sa manche en utilisant sa propre religion, n’est-ce pas pour mieux servir les desseins des Etats-Unis : fragiliser la Chine, la déstabiliser de l’intérieur par nos assauts incessants du politiquement correct, pendant que les troupes américaines installent leurs bases militaires tout autour des frontières chinoises ? » (Elisabeth Martens, « Histoire du Bouddhisme Tibétain : la Compassion des Puissants, L’Harmattan, 2007)
Imaginez ensuite qu’à un moment donné de notre histoire, pour l’une ou l’autre raison, en dépit de cette chape de plomb, notre pays évolue malgré tout, que nos conditions d’existence s’améliorent, que le niveau de vie et le pouvoir d’achat connaissent une hausse significative, que les prêtres soient un peu mis à l’écart, qu’on adopte un gouvernement séculier, et que les femmes, comme l’ensemble de la population en général, aient enfin droit à une véritable émancipation. Nous applaudirions des deux mains, à n’en pas douter.
Mais laissons encore aller notre imagination : imaginons à présent que les anciens détenteurs du pouvoir, maintenant en exil, agitent l’opinion publique mondiale en leur faveur pendant des dizaines d’années, obtiennent l’amitié des chefs d’Etat les plus puissants, et parviennent à tromper et à émouvoir jusqu’aux peuples les plus libres et réputés les plus progressistes. Imaginez que la polémique prenne une ampleur internationale, que dans les grandes villes du monde, les plus naïfs sortent en masse dans les rues en agitant des drapeaux qui ne sont pas les leurs et en scandant, comme le Big Brother du roman 1984 de Georges Orwell, que « la liberté, c’est l’esclavage ». Triomphe du contresens, impunité du paradoxe.
Sortons des hypothèses et revenons à la réalité. Ce pays dont je vous parle n’est pas le nôtre, bien sûr, mais il existe bel et bien. Et il porte un nom : le Tibet.
Le Tibet a été envahi par la Chine en 1950, nous a-t-on appris dans nos livres d’histoire. Le Tibet a été libéré par la Chine en 1950, m’a-t-on raconté partout en Chine. Pour voir qui est le plus proche de la réalité, il faudrait certainement avoir une vision géopolitique un peu plus large de la situation, plus large en tout cas que celles des habituels lycéens contestataires qui défilent à Paris ou ailleurs en jouant du djembé et en collant partout des autocollants Free Tibet. N’oublions jamais que sous le régime lamaïste, 95% des Tibétains occupaient une position de serfs au sein d’un système féodal extrêmement discriminatoire, et que ces serfs, véritables esclaves, pouvaient être vendus ou achetés comme de simples marchandises ; ils étaient de plus souvent soumis par leurs maîtres à des tortures et des sévices particulièrement inhumains. Il faut aussi garder à l’esprit quelques points déterminants, à savoir que le Tibet n’est pas au juste une nation mais un province autonome de la Chine (1), que ce statut particulier d’autonomie ne lui permet pas l’auto-suffisance et que la dépendance économique qui le lie au reste du pays est incontestable (le Tibet n’étant pas une région particulièrement riche), et enfin que si les séparatistes obtenaient un jour l’indépendance – ce qui n’est souhaitable pour personne – les Tibétains n’auraient plus alors le choix qu’entre retomber dans la misère matérielle d’avant 1950 ou passer sous le joug américain ou indien, si ce n’est pas tout bonnement les deux. Réjouissantes perspectives, n’est-ce pas ?
L’implication américaine dans la crise tibétaine n’est plus à prouver. Selon des documents révélés par le gouvernement américain lui-même, le Dalaï-lama aurait touché 180’000 dollars par an sur les fiches de paie de la CIA, entre 1959 et 1972, ce que le principal intéressé a nié jusqu’en 1980. 1,7 millions de dollars, provenant de la même source, ont été investis dans son réseau international (2). Rappelons-nous, pour bien comprendre les intérêts de chacun, que les Etats-Unis n’ont jamais eu d’autre stratégie que celle-là quand il s’agissait de s’en prendre indirectement à un adversaire potentiel, la stratégie très machiavélienne de la division et de l’affaiblissement (3). Quelques mois seulement après l’ « indépendance » du Kosovo, ne pourrions-nous pas tirer un parallèle avec les récents événements du Tibet et le soutien apporté aux séparatistes par de nombreuses « ONG » et organisations liées aux intérêts étasuniens ?
Reporters Sans Frontières, par exemple, dirigé par le truculent Français Robert Ménard, aurait tout de même quelques frontières si on en croit le bilan de ses actions. Pour réclamer l’indépendance du Tibet ou la libération de journalistes en Iran, en Russie ou en Chine, on peut compter sur eux, mais s’il s’agit de dire un mot de ce qui se passe Guantanamo ou à Abu Ghraïb, on devra se contenter d’un silence embarrassé. On s’en étonnera moins lorsqu’on apprendra qu’une grande partie du financement de RSF provient de milieux de l’extrême droite américaine (parfois proches du pouvoir) et des cercles anti-castristes (4). Pas question, dans ce cas-là, de toucher aux intérêts étasuniens ; par contre, s’acharner sur les puissances qui font de l’ombre à l’empire est vivement conseillé. Le double langage de RSF est allé si loin que l’UNESCO s’est vu obligée il y a quelques semaines de lui retirer son co-patronage « en raison des fautes réitérées d’éthique commises dans le seul but de discréditer un certain nombre de pays » et parce que « les agissements de RSF montrent une fois de plus qu’il ne poursuit que le sensationnalisme en voulant s’ériger en grand inquisiteur des nations en voie de développement » (5). Devons-nous vraiment faire confiance à Robert Ménard et ses petits apôtres des droits-de-l’homme pour nous donner une image fiable de ce qui se passe en ce moment au Tibet ?
Sans aller si loin dans l’analyse politique des forces en présence, je ne peux penser au Tibet sans me souvenir de Ruoshan, un jeune étudiant tibétain que j’avais rencontré à l’Université des Langues de Pékin où j’étudiais également. Né à Lhassa, ce jeune aspirant instituteur au faciès tibétain très typé, venu parfaire son chinois dans la capitale, oeuvrait activement pour la défense de la langue et de la culture tibétaine, menacée (il ne faut pas le nier) par une politique d’assimilation chinoise parfois assez agressive. Mais il le faisait sans haine, sans racisme, avec sa simple fierté identitaire, et il me disait : « Sans la libération du Tibet, je ne serais jamais arrivé jusque là. Venant d’une famille pauvre, je serais certainement resté illettré, je n’aurais pas pu espérer devenir instituteur ni venir faire des études à Pékin. »
Lorsque j’entends les diatribes faussement apaisantes (mais réellement insidieuses (6)) du Dalaï-lama et des agitateurs de Dharamsala, qui s’expriment plus souvent en anglais qu’en tibétain et qu’on voit plus souvent en compagnie de Georges Bush ou d’Angela Merkel que de leur peuple (7), je repense à Ruoshan et je me dis qu’on parle beaucoup des Tibétains ces derniers temps mais qu’on ne leur donne jamais la parole. Ce n’est pas l’opinion d’une minorité de moines et de réfugiés politiques qui m’intéresse, c’est l’opinion du Tibétain moyen, du Tibétain du peuple – mais celui-là n’a que le droit de se taire. Car si on le laissait parler, on s’apercevrait peut-être qu’il accorde plus d’importance à son pouvoir d’achat qu’au culte bouddhiste, qu’il est simplement soulagé que ses enfants aient le droit d’aller à l’école, que sa vieille mère puisse dormir sur un vrai lit dans des conditions sanitaires correctes, et que toute sa famille puisse maintenant habiter dans un appartement propre, chauffé et à l’abri des intempéries et des voleurs. Mais tout cela serait trop honteux, trop populacier, trop « bassement matérialiste » pour nos bobos occidentaux en mal d’authenticité en kit et de spiritualité new age. Le niveau de vie du Tibétain, ils s’en foutent comme d’une guigne : ce qui les intéresse, c’est le pittoresque, c’est Tintin et Chang contemplant le lever du soleil sur la terrasse d’un monastère en compagnie de moines en toges safran lévitant et jouant du gong. Et ils poussent le relativisme et l’inversion orwellienne des valeurs (la liberté c’est l’esclavage, etc.) plus loin encore, n’ayant pas peur d’affirmer que ce qui est réactionnaire chez nous est le sommet de l’harmonie à l’autre bout du monde. Je me demande si, parmi nos indécrottables progressistes de campus, beaucoup auraient aimé vivre dans l’Europe médiévale sous domination cléricale, avec Inquisition, système de privilèges et tout ce qui s’ensuit. Pourtant, la théocratie tibétaine n’était-elle pas jusqu’à peu l’exacte réplique d’un tel système ?
Tout n’est pas rose non plus, évidemment, dans le Tibet d’aujourd’hui, de grands progrès restent à faire (comme dans l’ensemble de la Chine d’ailleurs) et la question identitaire tibétaine, liée à la langue et à la culture de cette ethnie, est une préoccupation primordiale pour une grande partie de la population. Il ne s’agit pas de fermer les yeux sur certains abus perpétrés dans le passé par l’armée chinoise – la face sombre de la libération – ni de souscrire aveuglément à la politique d’assimilation chinoise fondée trop souvent sur le nivellement, mais tout cela doit être mis dans la balance et évalué à l’aune de l’intérêt du peuple tibétain. Or, bien que je sois loin d’être un moderniste à tout crin, on ne me fera pas croire qu’il est dans l’intérêt du peuple tibétain de retomber dans l’âge féodal et de revenir dans un système oppressif basée sur la pauvreté matérielle, les discriminations et l’esclavage.
Les menaces hypocrites de boycott des Jeux Olympiques de Pékin par divers gouvernements occidentaux (ce qui ne les empêche pas de commercer avec la Chine parce que l’idéalisme a tout de même ses limites) ne changeront rien à la situation mais elles risquent de créer des conflits diplomatiques dont nous pourrions tout aussi bien nous passer. S’attaquer aux JO de 2008, ce n’est pas, comme le croient trop de commentateurs de chez nous, s’attaquer au gouvernement communiste ; non, s’attaquer aux JO, c’est s’attaquer au peuple chinois – la plupart des Chinois à qui vous poserez la question vous le confirmeront. Mais allez expliquer cela à des militants droits-de-l’hommistes pour qui la signature de pétitions pour tout et n’importe quoi est devenu un sport olympique ! Demain, ils seront déjà passé à autre chose, ils défileront pour les sécessionnistes taïwanais, les « orangistes » ukrainiens ou les indépendantistes flamands tout en chantant « Nous sommes tous des juifs allemands ». La contestation politique qui consiste à enfoncer des portes ouvertes en répétant ce qu’ânonnent les médias (pour se donner bonne conscience sans prendre trop de risques physiques) relève du boy-scoutisme et de l’acte de consommation, et ce type d’actes-là se recycle aussi vite que les modes ; il suffit donc d’attendre.
David L’Epée, coordinateur d’Unité Populaire, section suisse d’Égalité & Réconciliation
(1) la nation chinoise se délimitant selon des critères politiques et non ethniques et le Tibet étant partiellement habité par une des cinquante-cinq ethnies minoritaires que compte le pays.
(2) Patrick French, « Tibet, Tibet », Albin Michel, 2005
(3) « Les idéologues occidentaux voudraient modeler le monde à leur façon, et une Chine indépendante (ou une Russie indépendante, un Iran indépendant, une Inde indépendante…), ça n’est vraiment pas leur tasse de thé. C’est la raison pour laquelle ils sèment la guerre civile et les dissensions, promouvant le séparatisme et la sécession dans les pays indépendants. C’est un jeu ancien, que celui qui consiste à détricoter les empires, pour créer, ensuite, un nouvel empire sur les ruines des premiers. Dans ce petit jeu, les hypocrites de gauche et les impérialistes de droite agissent main dans la main. [...] Rien de bon ne sort jamais de ces causes sécessionnistes/séparatistes : généralement, les terres ayant fait sécession tombent dans l’Empire judéo-américain. » (Israël Shamir, « Les émeutes des yétis », Shamireaders, 1er avril 2008)
(4) « RSF perçoit depuis 2005 une subvention de quelque 35 000 euros de la National Endowement for Democracy (NED), association américaine de promotion de la démocratie dans le monde. Depuis 2002, le Center for a Free Cuba, fondé par les anticastristes de Miami, lui verse quelque 64 000 euros. » (Marie-Christine Tabet, « Révélations sur le Financement de RSF », Le Figaro, 21 avril 2008)
(5) dépêche de l’AFP du 30 mars 2008 ; la dépêche ajoute : « Des diplomates préférant garder l’anonymat ont fait remarquer que, curieusement, il ne figure aucun Etat occidental sur la liste noire de RSF, qui concentre son feu sur le tiers-monde. Le journaliste canadien Jean-Guy Allard a accusé l’association d’entretenir des relations suivies avec des agents reconnus de la CIA et de bénéficier du soutien financier de l’Union européenne. En 2005, l’UE a versé plus d’un million d’euros à RSF. »
(6) « Il va de soi qu’en premier lieu, le Dalaï-lama reçoit le soutien de la droite ultra. Non seulement en raison de son anticommunisme rabique mais également en raison de son racisme. Son gouvernement en exil condamne les mariages mixtes entre Tibétains et les autres et ce afin de préserver la pureté de la race opprimée. » (Peter Franssen, Infotibet, 14 février 2008)
(7) « Avec l’aide de son généreux sponsor étasunien, le Dalaï-lama s’y est pris avec intelligence et patience : depuis cinquante ans, la même histoire du pauvre roi-dieu déchu de son trône par l’horrible diable rouge à queue fourchue nous est servie au Mc Donald des mythes modernes, réveillant en nous les mêmes clichés quant à la tolérance, la compassion, le détachement qui seraient les qualités innées du bouddhisme tibétain, le même déni systématique de l’histoire du Tibet, bref, le même manque de discernement dès qu’il s’agit de la question tibétaine. [...] Mais si le Dalaï-lama met l’Occident pensant dans sa manche en utilisant sa propre religion, n’est-ce pas pour mieux servir les desseins des Etats-Unis : fragiliser la Chine, la déstabiliser de l’intérieur par nos assauts incessants du politiquement correct, pendant que les troupes américaines installent leurs bases militaires tout autour des frontières chinoises ? » (Elisabeth Martens, « Histoire du Bouddhisme Tibétain : la Compassion des Puissants, L’Harmattan, 2007)