Une nouvelle série d’attaques mortelles et coordonnées, le 29 janvier dernier, a brisé la confiance de l’armée égyptienne, la poussant plus profondément encore dans la course mortelle d’une guerre qui ne peut se gagner que par la sagesse politique, et non par de plus gros fusils.
La dernière attaque portait un coup à la satisfaction brièvement ressentie par le régime, que l’activisme dans le Sinaï avait diminué grâce à une réponse militaire décisive soutenue pendant des mois.
Quand des activistes ont perpétré une attaque multiple contre un poste de contrôle égyptien dans le Sinaï le 24 octobre dernier, tuant 31 personnes et faisant de nombreux blessés, les commentaires du gouvernement égyptien et des médias étaient prévisibles : ils ont fait porter aux « étrangers » la responsabilité d’une crise sécuritaire et politique essentiellement intérieure.
Au lieu de réexaminer toute l’approche égyptienne de la région pauvre du Nord Sinaï, l’armée s’est efforcée de continuer à isoler Gaza, qui se trouve sous un siège israélo-égyptien très strict depuis 2007.
Ce qui se passe dans le Sinaï depuis octobre a évidemment été terrible. Certains y ont vu un nettoyage ethnique au nom de la lutte anti-terroriste. Des milliers de familles ont été forcées d’évacuer leurs maisons pour les voir exploser en pleine nuit, et le ressentiment n’a donc pas cessé de croître.
Et le ressentiment entraîne la défiance. Un habitant du Sinaï, Abou Mousallam, résume l’attitude de son peuple devant la violence du gouvernement :
« Ils ont bombardé la maison, nous avons construit une cabane. Ils ont brûlé la cabane ; nous en avons construit une autre. Ils tuent, nous donnons la vie ».
Mais en dépit du blackout sur l’information dans le Sinaï, la dévastation provoquée par la campagne militaire est devenue perceptible. « Se servant de bulldozers et de dynamite » l’armée a démoli près de 800 maisons et déplacé quelque 10 000 personnes, rapporte le New York Times. Le porte-parole de Sisi a évoqué les quartiers détruits comme des « pépinières » de terroristes. Le projet de zone-tampon longuement discuté entre l’Égypte et Gaza a été mis en œuvre, à un degré bien plus dévastateur que prévu.
Le Jerusalem Post avait cité la publication égyptienne Al-Yom a-Saba, rapportant que « les forces de sécurité travailleront à débarrasser la zone des tunnels souterrains menant à Gaza et raseront aussi tous bâtiments et structures qui pourraient servir à des activités de contrebande ».
Mais aucune connexion avec Gaza n’a jamais été trouvée. La logique d’une connexion à Gaza était abracadabrante dès le départ. Des attaques de cette nature sont plus susceptibles d’aggraver le sort de Gaza et de renforcer le siège, puisque les tunnels servent de lien vital essentiel pour les Palestiniens assiégés.
Si les attaques portaient un message politique, c’en serait un qui serve les intérêts des ennemis de Gaza, Israël et les factions palestiniennes rivales, par exemple, mais pas le Hamas.
Il n’empêche que Sissi, qui n’a jamais pris le temps de considérer l’extrême pauvreté du Sinaï et son abandon quasi complet par Le Caire, a rapidement désigné les coupables. Il a appelé les Égyptiens à « prendre conscience de ce qui se trame contre nous. Tout ce qui nous arrive nous est connu et nous l’attendions et nous en parlions dès avant le 3 juillet » a-t-il dit, faisant allusion au jour où l’armée a renversé Mohammed Morsi.
Dans un discours télévisé il a blâmé les « mains étrangères » qui « tentent de rompre l’échine de l’Égypte », « promettant de combattre l’extrémisme dans une campagne de longue haleine ». Tenant compte de la colère et de la désolation ressenties par les Egyptiens, les attaques étaient l’occasion d’obtenir un mandat politique lui permettant de mener dans le Sinaï la politique militaire correspondant à ses intérêts, en commençant par une zone-tampon avec Gaza.
Attendant à Almaza, l’aéroport militaire du Caire, l’arrivée des dépouilles des soldats tués, Sissi a évoqué la « grande guerre » que son armée mène dans le Sinaï. « Ces incidents violents sont la réaction à nos efforts pour combattre le terrorisme. Le bilan de ces derniers mois a été très lourd et chaque jour des dizaines de terroristes sont tués et des centaines d’entre eux ont déjà été liquidés ».
Il y n’y a guère d’observateurs dans le Sinaï, seuls quelques rares récits filtrent de ce désert hermétiquement bouclé de 60 000 km², et s’il faut croire aux « dizaines » tués « chaque jour », le Sinai est pris dans un cercle vicieux.
L’hostilité du gouvernement pour le Sinaï remonte à de nombreuses années, mais elle culmine depuis l’éviction du Président Morsi. Il est vrai que son année au pouvoir a connu beaucoup de violence, mais pas au niveau de ce qui se passe aujourd’hui. Depuis la révolution de janvier 2011, l’Égypte a été dirigée par quatre régimes différents : le conseil suprême militaire, l’administration de Morsi, un gouvernement de transition mené par Adli Mansour et enfin le retour du militaire en costume civil avec Sissi. Aucun n’a réussi a contrôler la violence dans le Sinaï.
Mais Sissi, lui, veut à tout prix user de violence, notamment dans les attaques récentes qui ont frappé en même temps trois villes différentes – el-Arich, Cheikh Zouwaid et Rafah – pour un bénéfice politique limité. Une fois de plus il a accusé la Confrérie musulmane [désormais classée "organisation terroriste"] sans fournir la moindre preuve. En retour, la Confrérie a publié un bref communiqué accusant le gouvernement de négligence et de brutalité dans le Sinaï, ce qui ne manquera pas d’entraîner un regain de violence.
Après les tueries d’octobre dernier j’avais écrit : « Si les intentions sont vraiment d’endiguer les attaques dans le Sinaï, les solutions militaires vont se révéler comme à chaque fois contre-productives. » D’autres ont également lancé l’alarme : la solution sécuritaire ne marchera pas.
Ce qui eût été une approche sensée – après tout les problèmes du Sinaï sont complexes et relèvent de la longue durée – a été balayé sous le tapis dans la hâte de faire la guerre. On se rend peut-être compte de la folie de l’action militaire ces derniers mois au niveau international, au moins, mais certainement pas au niveau local.
Ce déni se ressent à travers beaucoup de médias égyptiens. Salamah Jawhari, grand expert militaire, a déclaré à la télévision que « les terroristes du Sinaï sont cliniquement morts » et que la preuve en est donnée par les attaques bien coordonnées du 29 janvier. Dans sa logique, ces attaques visant simultanément trois villes importantes, ont été « dispersées » et les activistes sont donc « cliniquement morts ». Il a reproché à la Turquie d’avoir soutenu les militants d’Ansar Bait al-Maqdis ["les partisans de Jérusalem"], qui, en novembre dernier, ont fait allégeance au prétendu « État islamique » (IS), annonçant leur nouveau nom : « La Province du Sinaï ».
Le retour massif des militants du Sinaï et le changement de tactique indiquent que la guerre au Sinaï se dirige vers un niveau jamais atteint depuis la révolution, en fait depuis la montée du militantisme dans le Sinaï, avec les bombardements meurtriers d’octobre 2004, suivis par l’attentat contre des touristes en avril 2005 dans la zone de Charm el-Cheikh la même année, puis à Dahab en 2006.
Les activistes sont bien plus déterminés, en colère et organisés. Leur audace semble correspondre parfaitement au désespoir ressenti par les tribus du Sinaï, qui se retrouvent prises dans une « guerre contre le terrorisme » dévastatrice et motivée politiquement.
La question demeure : combien de temps faudra-t-il au Caire pour comprendre que la violence ne peut résoudre des problèmes qui sont fondamentalement politiques et socio-économiques ? Cette question se pose au Caire tout autant qu’à el-Arich.