Comment évalueriez-vous la situation actuelle en Ukraine en termes d’effondrement social, économique et politique ?
Dmitry Orlov : L’Ukraine n’a jamais été viable en tant qu’État indépendant et souverain ; on peut donc s’attendre à sa désintégration. La pertinence du concept d’effondrement repose sur l’existence d’une entité autonome, intacte et capable de s’effondrer, ce qui n’est absolument pas le cas avec l’Ukraine. Jamais au cours de son histoire, elle n’a été en mesure de rester une entité souveraine stable et autonome. Dès qu’elle a acquis son indépendance, elle est tombée. Tout comme les pays baltes – Estonie, Lettonie, Lituanie – elle avait atteint son apogée en matière de développement économique et social au moment même où l’URSS était sur le point de s’effondrer. Depuis, elle dégénère et perd sa population. Ainsi, le bon modèle pour en discuter n’est pas celui de l’effondrement soudain, mais celui de la dégénérescence et du déclin continus.
Le territoire de l’Ukraine a été uni par les bolcheviks, d’abord par Lénine, puis par Staline et ensuite par Khrouchtchev. C’est Lénine qui a intégré les régions orientales – Donetsk et Lougansk en particulier – qui faisaient auparavant partie de la Russie proprement dite. Staline a ensuite ajouté des terres occidentales, qui étaient à différentes époques, polonaises, austro-hongroises ou roumaines. Enfin, Khrouchtchev y a rajouté la Crimée russe, dans un geste inconstitutionnel à l’époque, aucun référendum public n’ayant eu lieu en Crimée pour se prononcer sur cette question, comme l’exigeait la constitution soviétique.
Avant cet effort bolchevique, le terme « Ukraina » n’était pas utilisé comme une désignation politique ou géographique à proprement parler. Le territoire était considéré comme une partie de la Russie, distingué du reste par un préfixe « Malo » (petit) et appelé « Malorossiya ». Le mot « ukraina » est simplement une forme archaïque du mot russe « okraina » (banlieue, terre frontalière). C’est pourquoi l’article définitif « le » est indispensable : l’Ukraine est littéralement « la banlieue de la Russie ». Les Soviétiques ont doté cette terre frontalière d’une identité imaginaire et ont forcé nombre de ses habitants à officiellement déclarer leur appartenance à la nationalité « ukrainienne », dans une tentative réussie d’obtenir un siège supplémentaire à l’ONU.
Cette identité politique était supposée être en rapport avec une identité ethnique ukrainienne, qui est elle-même une invention. L’ukrainien est une combinaison de dialectes de villages du sud de la Russie avec un peu de polonais ajouté pour parfumer. Les Russes trouvent cela enchanteur, ce qui le rend bien adapté aux chansons folkloriques. Mais cela n’a jamais eu beaucoup de mérite pratique et la langue de travail des Ukrainiens était toujours le russe. Même aujourd’hui, les nationalistes ukrainiens passent au russe si le sujet est suffisamment exigeant. Sur le plan religieux, la majorité de la population est, depuis des siècles, russe orthodoxe.
Au cours de mes conversations sur l’Ukraine avec de nombreux Ukrainiens au fil des ans, j’ai découvert une vérité choquante : contrairement aux Russes, les Ukrainiens semblent n’avoir aucune solidarité ethnique. Ce qui les lie, c’est leur expérience historique commune dans l’Empire russe, puis dans l’URSS, mais cet héritage historique est en train d’être effacé. Après l’effondrement de l’Union soviétique et l’indépendance de l’Ukraine, une campagne de négation des héritages soviétiques et russes a été menée, rendant obsolète cet héritage historique commun et l’a remplacé par une identité ukrainienne synthétique fondée sur une histoire falsifiée et étrangère à la majorité de la population. Cette fausse histoire séduit les collaborateurs nazis et tente de supprimer totalement le souvenir du rôle jadis très actif de l’Ukraine dans le large monde russe.
Nous avons donc un territoire essentiellement russophone, et historiquement essentiellement russe, où la plupart des gens parlent soit le russe – certains avec un accent – soit une sorte de patois ukrainien appelé Surzhik, qui a une sonorité ukrainienne mais qui contient principalement des mots russes – le chevauchement entre les deux langues est si grand qu’il est difficile de les délimiter. On dit que l’ukrainien correct est parlé dans l’ouest du pays, qui n’a jamais fait partie de l’empire russe, mais il s’agit d’un dialecte pratiquement incompréhensible dans le reste du pays.
En dépit de cette situation linguistique confuse, l’ukrainien a été imposé comme langue d’enseignement dans tout le pays. L’absence de manuels en ukrainien et le manque d’enseignants qualifiés pour enseigner en ukrainien ont fait chuter la qualité de l’enseignement public, donnant naissance à plusieurs générations d’Ukrainiens qui ne connaissent pas vraiment leur langue ukrainienne, ont peu appris le russe et parlent une sorte de demi-langue informelle. Plus récemment, des lois ont été adoptées qui limitent sévèrement l’utilisation du russe. Par exemple, les personnes qui n’ont jamais parlé un mot d’ukrainien sont désormais obligées de l’utiliser pour faire leurs emplettes ou obtenir des services gouvernementaux.
L’identité artificielle et synthétique de l’Ukraine est trop mince pour donner au pays un sens de soi ou un sens de son orientation. C’est une identité purement négative : l’Ukraine est celle qui n’est pas la Russie. Le trou dans la conscience publique qui en a résulté a été bouché en faisant un culte du cargo de l’intégration européenne : il a été annoncé que l’Ukraine laissait le monde russe derrière elle et rejoignait l’Union européenne et l’OTAN. Plus récemment, l’intention de rejoindre l’UE et l’OTAN a été inscrite directement dans la constitution ukrainienne. Entre-temps, il est clairement devenu évident que ni l’adhésion à l’UE ni à l’OTAN n’ont la moindre chance d’aboutir, étant devenues inutiles : l’UE a obtenu tout ce qu’elle voulait de l’Ukraine en l’obligeant à signer un accord d’association qui ne lui apporte rien en retour ; et le territoire ukrainien sert déjà de terrain de jeu pour les exercices d’entraînement militaire de l’OTAN.
Donc, en ce qui concerne l’effondrement social, il n’y a vraiment pas grand chose à discuter, car le terme « société ukrainienne » a très peu de fondement dans la réalité. Si nous abandonnons l’idée que l’Ukraine est un pays qui peut être viable si il est séparé de la Russie, que pouvons-nous dire de ses chances en tant que partie intégrante d’une Grande Russie ?