20 ans après Emmanuel Todd, qui avait marqué la période chiraquienne avec sa « fracture sociale », dont le futur président de la République s’emparera pour n’en rien faire, Christophe Guilluy est le sociologue de la nouvelle fracture haut/bas. Plus précisément, un géographe qui fait de la sociologie, c’est-à-dire de la « géographie sociale ». Son ouvrage sur la classe moyenne a fait sensation dans les états-majors politiques, qui ont alors pris conscience du changement fondamental en cours. Selon Guilluy, le libéralisme économique mène tout simplement à la disparition de cette classe. Le géographe social était le 11 mai 2017 l’invité du Club de la Presse d’Europe Soir (Europe 1).
Eugénie Bastié interroge le géosociologue sur le lien éventuel entre « insécurité économique » et « vote populiste ». Avec des contre-exemples à la France : le Danemark a ainsi un populisme fort pour un chômage faible, à l’inverse du Portugal. Explication : il s’agirait alors plus d’« insécurité culturelle », l’euphémisme pour la menace que fait peser sur l’unité d’une nation l’immigration de masse. C’est la marque d’un nouveau clivage, qui n’est plus gauche/droite mais haut/bas, ou prilvilégiés/perdants de la mondialisation.
L’éclairage de Guilluy (de 7’ à 7’37) :
« En réalité ce qui différencie les électorats sur cette question de l’insécurité culturelle, c’est ai-je ou non les moyens de la frontière invisible. Vous pouvez effectivement tenir le discours de la société ouverte – plus de frontières – et en même temps choisir votre lieu de résidence, votre immeuble, contourner la carte scolaire, même vivre dans un quartier multiculturel en achetant un loft à 600 000 euros, vous êtes à peu près sûr de votre voisinage... Vous n’avez pas besoin d’afficher une problématique culturelle ou identitaire forte puisque vous allez la gérer vous-même, donc la question est bien la question des moyens de gérer cette question-là, et donc de la frontière invisible. »
Olivier Duhamel, le politologue et juriste libéral qui a participé à la conception des textes européens et qui a pesé de tout son poids pour le « oui » au référendum de 2005, est gêné par la coupure française haut/bas (de 8’09 à 8’59) :
« Ce qui me dérange un peu avec vot’ concept de “en bas/en haut”, même si je tiens à vous dire d’abord qu’il recouvre une réalité très importante et dont il faut avoir conscience... c’est que ça approche de ce discours sur le peuple contre les élites et ça n’a pas beaucoup de sens quand les gens votent à 33% d’un côté et à 66 de l’autre, on peut pas dire qu’il y a 66% d’élite et 33% de peuple, ou qu’il y a 66% de gens en haut et 33% en bas. Il me semble que ce sont des mots qui dans le fond... ont une forme de légitimation implicite des partis populistes pour employer ce terme un peu approximatif alors que ça ne correspond pas à la réalité, que ce ne sont pas les bons mots en quelque sorte. »
Guilluy réplique par la disparition programmée des emplois intermédiaires, et la prolétarisation d’un bloc sociologique qui fait le réservoir électoral du Front national. Le monde d’« en bas » s’élargit du fait de la crise.
« Ça a commencé avec les ouvriers, ça se poursuit avec les employés, et maintenant des professions intermédiaires, y compris de la petite fonction publique... »
Le géosociologue compare alors la situation d’aujourd’hui avec celle des années 60-70 (à 13’01) :
« Traditionnellement, vous aviez une classe populaire du temps du Parti communiste – la classe ouvrière qui votait Parti communiste – sauf qu’en haut il y avait des intellectuels qui représentaient ces catégories populaires, il y avait toute cette frange de la France d’en haut qui parlait au nom de ces catégories ! La question n’est pas qu’il y ait un haut et un bas, la question c’est que le haut soit exemplaire pour le bas. Pour que le bas suive le haut, il faut des gens exemplaires. »
Et là, surgissent les images de François Hollande et Julie Gayet, Nicolas Sarkozy et Carla Bruni, goûtant aux joies du mépris du peuple, plaçant ici et là leurs petits princes et leurs amis, sur les bons fromages de la République...
Guilluy le dit en creux, avec plus de pincettes que nous : c’est cette représentation-là qui est rejetée violemment par le peuple. Le fait que Macron soit devenu président par la grâce des ingénieurs sociaux de l’État profond n’y changera rien. Le processus de délégitimation et de désaffiliation est en cours, et il ira à son terme.