L’idée est-elle venue de Vladimir Vladimirovitch lui-même, ou d’un conseiller ? On ne le saura sans doute jamais, ou fort tard. Au vu de la virtuosité déjà affichée par Poutine dans l’art du judo moral – dans des conditions qui semblaient impliquer une bonne dose d’improvisation – lors de sa conférence de presse jointe avec Angela Merkel, venue, la pauvre cloche, le sermonner comme un vilain garçon pour l’emprisonnement des trois catins FEMEN pendant que Peter Löscher, patron de Siemens et véritable maître de l’Allemagne, négociait les affaires sérieuses, j’aurais tendance à voir dans ce coup de maître la griffe de celui que les presstitués français, avec ce conformisme phraséologique des véritables attardés mentaux et ce trémolo de peur jouissante dont les homosexuels passifs ont le secret, appellent systématiquement le « Maître du Kremlin ».
Les élites occidentales n’y ont vu que du feu. Pour ma part, tout comme, il y a un an, pour comprendre la véritable nature du drame qui se jouait entre Budapest et Bruxelles, c’est en observant Daniel Cohn-Bendit – l’un des rares marionnettistes du N.O. M. à qui son exceptionnelle perversité permet de servir le mal sans renoncer à une once de son indéniable, démoniaque intelligence – que j’ai saisi toute la génialité du « coup Depardieu », comme on l’appellera probablement dans les manuels de soft power de l’an 2050. Que le personnage soit, pour des raisons cliniques et morales sur lesquelles il serait oiseux de s’attarder ici, profondément hystérique, c’était prévisible, et somme toute commun ; mais pour qu’il entre publiquement en transe et se mette à éructer, bave aux lèvres, devant des caméras, il faut – comme on a pris l’habitude de le dire ces temps-ci – que la quenelle soit épaisse. Et elle l’est, bien plus encore que – même dans la dissidence – ne le pensent en général les spectateurs étourdis de cette comédie bouffe.
En dix ans de survie politique héroïque contre une conspiration mondiale omniprésente et impitoyable, Poutine a appris que les batailles démocratiques se gagnent au centre, c’est-à-dire – en ce qui concerne l’Occident culturellement pourrissant – le plus souvent sous la ceinture. Son combat contre la déforestation de la Sibérie ? Le succès de la micro-agriculture russe de proximité ? À l’Ouest, ça intéresse une douzaine d’écolos dissidents et vingt survivalistes acquis depuis longtemps à la cause russe. Rentabilité politique : 0. Les dizaines de milliers de chrétiens syriens qui, jour après jour, lui doivent d’échapper à la déportation et/ou à la mort ? Il suffit d’entrer dans une église française un dimanche matin (et donc, la plupart du temps, par effraction) pour comprendre que, comme le dit si poétiquement notre époque, « le thème n’est pas porteur ».
En revanche, le succès croissant des thèses libertariennes, les romans de Houellebecq et l’essor du tourisme sexuel (y compris de proximité : on passe beaucoup la frontière belge, ces temps-ci, et pas que pour des raisons fiscales) sont autant de signes univoques indiquant que le mâle hétérosexuel blanc à revenus supérieurs à la moyenne, qui avait plus ou moins applaudi Dany le Rouge en 68, acclamé le jouir sans entraves que papa tardait un peu trop à lui consentir, et même, quoique plus discrètement, approuvé la généralisation du féminisme, qui semblait alors avant tout lui promettre une belle abondance de proies sexuelles faciles, sans prétentions matrimoniales ou exigences de fidélité, et des épouses qui, arrivées à la quarantaine, ne menaceraient plus de se suicider quand, grâce à la normalisation du divorce, il allait les éliminer de sa vie comme n’importe quel produit périmé et remplaçable – que cette vaste cohorte de jouisseurs sans scrupules, après avoir rongé les tous derniers os de la poule aux œufs d’or, est en train de vivre son thermidor de classe : après avoir enterré leur fille morte d’anorexie, renié leur fils militant à Act Up ou au Front de Gauche (pour autant qu’on s’obstine à distinguer ces deux organisations), payé la dernière pension à leur ex-femme remariée à un africain « qui, lui, la respecte », ils se retrouvent seuls, ringards, vieillissants et perplexes devant la marée haute de générations féminines sexuellement avariées par un féminisme tournant progressivement au lesbianisme intégriste, confrontés à une culture entièrement fondée sur la haine du mâle, le rejet du père et le mépris de l’âge. Voilà le client. Voilà un groupe social assez massif, assez fortuné, assez mobile et assez connecté à l’économie globale de l’information pour fournir la matière première d’une expérience éco-politico-culturelle à grande échelle et à fort coefficient démultiplicateur : migration financière, investissement, consommation et tourisme – sans compter les gains collatéraux de PR politique toujours associés à la réussite de ce genre d’opérations.
Or cette génération, ce sont les fans de Depardieu. Bien que plutôt bien insérée dans l’économie formelle, elle s’est massivement reconnue dans la figure de cette petite frappe – plus ou moins contrebandier, plus ou moins proxénète, animal opportuniste parasitant les relations d’une base de l’OTAN avec son environnement rural français – cooptée par le cinéma de l’époque précisément pour incarner le wet nightmare de la bonne bourgeoise gaulliste : le blouson noir, précurseur du rappeur dans le paradigme du violeur sympathique, du mâle rustaud qui se sert sans manières, dans un contraste tragiquement favorable avec l’effémination suréduquée de la virilité bourgeoise endogène. Dans l’hypocrisie bourgeoise du scandale/réclame, un pacte crapuleux s’était noué entre une génération de femmes occidentales – la dernière – qui avait encore besoin de révérer (c’est-à-dire, appelons un chat une chatte : de craindre) l’homme pour mouiller et son vis-à-vis masculin, encore un peu intimidé par le satanisme affiché d’un Mick Jager – dont les incantations maléfiques s’exprimaient d’ailleurs dans une langue encore inintelligible pour la grande majorité hexagonale –, mais qui ne demandait qu’à s’identifier fantasmagoriquement à l’amoralité somme toute encore digérable, à la violence franchouillarde et bonhomme, presque patoisante, de ce prince des ténèbres pour apprentis-Faust de Châteauroux et environs. Dans une civilisation où l’initiation est devenue une catégorie descriptive de l’ethnologique des pays lointains, où le concept est désormais une affaire d’experts, le behaviourisme, dans toute son indigence épistémologique, devient une théorie adéquate à notre réalité sociale en état de nécrose avancée : dans le mimétisme bestial qui nous tient aujourd’hui lieu de vie spirituelle, il faut bien se faire à cette idée : Gérard Depardieu est un « créateur d’opinion/de trends », l’équivalent fonctionnel – dans sa « fenêtre sectorielle » à lui – d’un guide spirituel.
Daniel Cohn-Bendit ne s’y est pas trompé : comme il y a peu devant la trahison de l’ex-leader orange Viktor Orbán, ses aboiements de hargne découlaient du sentiment infiniment douloureux, et en l’occurrence parfaitement fondé, de s’être fait, comme disent les commentateurs sportifs, dépossédé à la loyale par Poutine. La désinhibition, les frontières qui tombent, le primat du désir sur les conventions sociales et – bien qu’il n’ait en public développé que plus tard cette facette par ailleurs totalement cohérente de sa personnalité politique – même ce néo-poujadisme du libéralisme antifiscal, c’était son fond de commerce à lui, Dany le Rouge, son parti, son créneau, son deal. Et voici qu’à l’instant même où, en pleine glaciation sexuelle induite par le boomerang féministe de la political correctness, les manifestes pédophiles télévisés de sa jeunesse commencent à le rattraper et à ternir son image publique, un ancien flic russe devenu chef d’État, mystérieusement allié à un playboy rabelaisien conservé dans l’alcool, réussit une blitz-OPA hostile sur son territoire ! Je le dis avec mes mots de poète : il a de quoi s’en mordre les couilles, Dany.
Car enfin, trahissons le secret de polichinelle : entre Néchin et Nijni-Novgorod, il y a un peu plus qu’un écart climatico-fiscal de quelques degrés. La Russie actuelle ne conserve pas uniquement le tigre polaire et l’habitus de la pratique religieuse, mais aussi ce phénomène désormais étrange aux yeux des dernières (des toutes dernières) générations d’Occidentaux : l’hétérosexualité. À l’Est, bien sûr, on construit, on prie, on rêve Europe et Eurasie, on écrit (les plus grands poètes vivants de ma connaissance s’expriment en roumain et en hongrois), on danse et on chante, mais à l’Est, aussi et surtout – il fallait bien que quelqu’un finisse par cracher le morceau, va pour Weiss qui s’y colle : à l’Est, on baise. Bien plus encore que dans nos colonies tchèques, polonaises, hongroises et roumaines, déjà atteintes par le cancer culturel de la métropole, par ses ONG féministes et son obésité précoce, la Russie abrite des effectifs impressionnants de femmes qui n’éprouvent aucune honte à vivre comme valorisant le désir masculin dont elle sont – horribili dictu – l’objet. La natalité russe la plus récente reflète d’ailleurs cette vitalité familiale qui, là-bas, dépasse vite le stade des aspirations théoriques et des déclarations de principe fondées sur telle ou telle encyclique papale. Au risque de choquer presque autant de militants à Civitas qu’à Act Up, je rappelle cette donnée primordiale et honteusement simple de l’existence humaine : tant que la PMA ne sera pas généralisée, « croître et multiplier », ça se passera à grands coups de bite ou ça ne se passera pas.
Ne faites donc plus, Madame, semblant de vous demander pourquoi Monsieur rentre toujours si jovial de ses réunions bilatérales à Petersburg, de ces négociation pourtant difficiles avec un partenaire qu’il vous décrit très véridiquement comme dur en affaires. On dit que la bourgeoisie occidentale ne fait plus d’enfants : ça n’est qu’à demi-vrai – vrai en ce qui concerne les occidentales, dont la cartographie mitochondriale de l’an 2500 constatera sans doute avec perplexité la disparition soudaine, en l’espace d’une ou deux générations du début du XXIe siècle. Les marqueurs Y, eux, ne se portent pas si mal, merci, se propagent même, discrètement, sous camouflage onomastique, avec les petits Piotr, Ivan et François-Boris qui garnissent en ce moment même les maternité de Kiev, Kharkov, Irkoutsk et Volgograd.
Les continentaux sont comme ça : ils laissent peu d’idées neuves parvenir jusqu’à leur conscience lente et monolithique, mais, dans le tchernoziom de l’âme continentale, ces rares semences que le vent a su porter jusqu’à l’intérieur de la Terre Sèche deviennent des arbres majestueux. Exemple : le soft power. Des élections présidentielles russes jusqu’à la mise en scène des Pussy Riot, l’Empire – à travers la CIA, la NED, Soros etc. – a dépensé des sommes colossales dans une campagne anti-Poutine dont les résultats restent particulièrement médiocres : flop intégral en Russie, où l’évidence de l’ingérence a même probablement induit un renforcement du pouvoir de V. Poutine, notamment du côté de ceux qui tendaient auparavant à le déborder sur sa gauche, et dans les milieux religieux (deux secteurs qui, même entre eux, amorcent dans la Russie actuelle un rapprochement inédit depuis la Grande Guerre Patriotique : le premier secrétaire du PCR se rend régulièrement à la messe) ; quant à l’opinion publique occidentale, supra-sollicitée par la vague islamophobe (mauvaise synchronisation des agendas ! qui top embrasse…) – et disons-le : effectivement inquiète, à juste titre, devant les conséquences imprévisibles de l’expérience d’ingénierie sociale inédite et satanique connue sous le nom « d’immigration de masse » –, elle a réagi très mollement au stimulus érodé de la russophobie, que l’on n’ose plus accoupler au vieux stéréotype anticommuniste de la « menace asiatique » que dans des pays intellectuellement arriérés, comme la plantation OTAN connue sous le nom de Roumanie.
En regard, arrêtons-nous un instant à tenter de calculer le budget de « l’opération Depardieu » : même si, à titre de pourliche, Vladimir Vladimirovitch a par-dessus le marché fait grâce à son pote Gégé des malheureux 13 % d’impôts qu’il aurait encore, le pauvre, à payer s’il déclare ses revenus en Russie, l’opération reste aussi blanche que certaines révolutions ratées ; ajoutons les frais de traduction du slave au berrichon, le protocole et un budget vodka qu’on imagine conséquent : à la louche, quelques milliers de roubles ? Pour un buzz de plusieurs jours, saturant les télévisions et les réseaux sociaux dans la plupart des pays d’Europe et du monde postsoviétique ! Peu habitués à subir le feu de leurs propres armes, les apparatchiks du bolchévisme néolibéral français, ministres de Hollande en tête, sont tombés dans le panneau, rompant le silence prophylactique qui s’impose en de telles circonstances comme moins mauvaise solution pour multiplier les déclarations haineuses, les démentis peu crédibles et toutes sortes de signes de nervosité qui furent autant de mètres cubes d’huile gratuitement jetés sur un feu qui n’en avait plus besoin.
C’est pourquoi je pense réparer ici une vieille injustice en saluant dans le dernier chef d’État légitime de l’Europe, Vladimir Vladimirovitch Poutine, trop souvent présenté (conformément à une image qu’il a, certes, lui-même cultivée : larvatus prodit) comme une brute au grand cœur, un véritable Napoléon du soft power, ceinture noire du judo moral toujours prêt à poursuivre les laquais idéologiques de l’Empire jusque dans les chiottes où leur « pensée » semble avoir durablement élu domicile.