Pierre Kropotkine (1842-1921) est un anthropologue russe et une figure majeure de la pensée anarchiste.
Dans L’Entraide, publié en 1902, Kropotkine entend compléter la théorie de l’évolution de Darwin en opposant au principe de « sélection naturelle » par la lutte des individus les uns contre les autres un principe au moins aussi déterminant à ses yeux pour la survie des individus : l’entraide, soit la solidarité des individus pour vaincre les épreuves de manière collective.
Alors que la vision du monde dite « darwinienne » (qui prend parfois racine dans une mauvaise lecture de Darwin) peut, par extension aux sociétés humaines complexes, servir de fondement idéologique au libéralisme économique – et à toutes ses dérives –, le livre de Kropotkine possède cet intérêt politique précieux de rééquilibrer la balance. Et de nous faire prendre conscience, contre l’idéologie dominante, que la lutte de tous contre tous n’a rien d’une fatalité, qu’elle est même profondément antinaturelle et nécessite, pour s’imposer autant qu’aujourd’hui, d’être sciemment organisée...
Extrait :
« On peut objecter à ce livre que les animaux aussi bien que les hommes y sont présentés sous un aspect trop favorable ; que l’on a insisté sur leurs qualités sociables, tandis que leurs instincts antisociaux et individualistes sont à peine mentionnés. Mais ceci était inévitable. Nous avons tant entendu parler dernièrement de “l’âpre et impitoyable lutte pour la vie”, que l’on prétendait soutenue par chaque animal contre tous les autres animaux, par chaque “sauvage” contre tous les autres “sauvages” et par chaque homme civilisé contre tous ses concitoyens – et ces assertions sont si bien devenues des articles de loi – qu’il était nécessaire, tout d’abord, de leur opposer une vaste série de faits montrant la vie animale et humaine sous un aspect entièrement différent. Il était nécessaire d’indiquer l’importance capitale qu’ont les habitudes sociales dans la nature et dans l’évolution progressive, tant des espèces animales que des êtres humains ; de prouver qu’elles assurent aux animaux une meilleure protection contre leurs ennemis, très souvent des facilités pour la recherche de leur nourriture (provisions d’hiver, migrations, etc.), une plus grande longévité et, par conséquent, une plus grande chance de développement des facultés intellectuelles ; enfin il fallait montrer qu’elles ont donné aux hommes, outre ces avantages, la possibilité de créer les institutions qui ont permis à l’humanité de triompher dans sa lutte acharnée contre la nature et de progresser, malgré toutes les vicissitudes de l’histoire. C’est ce que j’ai fait. Aussi est‑ce un livre sur la loi de l’entraide, considérée comme l’un des principaux facteurs de l’évolution. »