La Syrie continue d’occuper une place importante dans la vie et les interventions d’Alain Juppé. Qui lui consacre l’essentiel de l’entretien qu’il vient d’accorder au Monde, ce 16 mars. On passera très vite sur les poncifs habituels du discours juppéen – « cauchemar », « régime devenu fou », « manoeuvres syriennes », « fuite en avant sanguinaire », etc, etc – pour s’attacher à ce qui marque certaines concessions à la réalité de la part d’Alain le (ou la) Superbe…
Déception officielle et déception off
Après avoir répété – avec sans doute des accents d’amertume – qui il n’y a pas « pour l’instant » (encore le cabotinage !) d’option militaire envisageable, Alain Juppé explique pourquoi : d’abords, la situation de la Syrie est « objectivement » « assez différente de celle de la Libye » (le chef d’oeuvre, comme nul n’en ignore, de la diplomatie sarko-juppéenne).
Pourquoi, M. le ministre ? Parce que, visiblement, le régime jouit d’un soutien plus fort que prévu ? Non, pas du tout : parce qu’ "il y a (en Syrie) des opposants dont l’attitude affaiblit gravement l’opposition, tant qu’ils continueront à se déchirer et à s’opposer les uns aux autres, l’intérieur et l’extérieur ".
Juppé fait évidemment allusion aux condamnations très nettes du CNS par les opposants « historiques » Haytham Manna et Michel Kilo, ainsi qu’au récent départ d’Haytham al-Maleh et de plusieurs cadres du CNS. Le CNS qu’Alain Juppé s’évertue pourtant à porter à bouts de bras : « Nous faisons tout pour essayer de les rassembler (les opposants si décevants) autour du CNS, et de les convaincre d’être plus inclusifs, d’accueillir des alaouites, des chrétiens » . Mais, déplore Juppé, « ils n’y parviennent pas assez ».
Donc, l’essentiel des problèmes en Syrie, à commencer par le maintien de Bachar, provient selon le ministre atlanto-gaulliste, des carences de l’opposition. La chaîne libanaise (pro-syrienne) al-Manar se fait justement l’écho sur son site, ce 16 mars, d’un enregistrement audio mis en ligne sur le site d’informations libanais Top News, enregistrement d’une conversation « privée », en tous cas non officielle, qui aurait réuni le 11 mars Alain Juppé et ses homologues qatari et turc, Hamad ben Jassem al-Thani et Ahmet Davutoglu.
Et là, le ton et les mots étaient moins policés que pour l’entretien au Monde. Juppé aurait estimé que « l’opposition syrienne souffre non seulement de faiblesse et, pire, elle ne fait qu’enregistrer des échecs » . Et au prince-ministre al-Thani, il rappelle avec l’agacement qu’on imagine que « les ministres des Affaires étrangères qatari et séoudien avaient promis lors de la conférence de Tunis (celle dite des « Amis de la Syrie », le 24 février dernier, NdlR) que Bab Amr serait le Stalingrad qui changerait le Proche-Orient et le monde.
C’est sûr que le compte n’y est pas ! Alain Juppé aurait même lâché cette sentence digne d’un Hamlet de la diplomatie : « Médiocres sont ceux qui misent sur des médiocres ». Quand Alain Juppé est déçu, il le fait savoir, et ses condamnations ne sont susceptibles d’aucun appel.
Ces propos ne sont, et ne seront évidemment pas confirmés. Mais connaissant un peu Alain Juppé, ils ont quelque plausibilité. Que Burhan Ghalioun et ses collègues soient des médiocres, des exilés déconnectés de leur peuple et aigris, et grandis seulement par l’intérêt que leur ont portés les Clinton, Erdogan, Juppé et les pétro-monarques, c’est aussi une piste plausible.
Mais, avant même la « médiocrité » du CNS, il y a cette solidité du régime syrien qui, un an après, est toujours là, et pas seulement grâce à l’appui de Moscou et de Pékin. Et c’est c’est la non prise en compte de cet élément qui fausse l’analyse que fait, depuis le début, Juppé sur la Syrie, qui aurait pu réviser ces fiches, au moins ces derniers temps. Justement, Le Monde lui demande si l’on n’a pas « sous-estimé la capacité de résistance du régime syrien » : « Sans doute », reconnait (avec quelle souffrance, on l’imagine) l’homme du Quai d’Orsay.
Il poursuit : « On pensait qu’il y aurait d’avantage de défections et plus rapides » . Mais, pas question pour notre homme d’aller plus loin dans l’autocritique, et la langue de bois reprend aussitôt ses droits : « Cela (le régime) commence à se craqueler » assure-t-il.
Ben voyons ! Le régime ne s’est pour ainsi dire pas « craquelé » pendant une dizaine de mois difficiles, et maintenant qu’il a repris la main, il commencerait à se désagréger : mauvaise foi et entêtement quasi-enfantins, M. le ministre !
Mais avec son « sans doute », celui-ci a donné son maximum. Car reconnaître qu’on s’est trompé, quand on s’appelle Alain Juppé, c’est un crime d’ « auto-lèse majesté » !