Dans un souci de vérité, il est nécessaire de corriger la doxa actuelle concernant les relations entre musulmans et juifs au sein des pays arabes. Une doxa centrée sur le principe simple de persécution des populations israélites par les majorités musulmanes par l’instauration d’un statut administratif défavorable, ainsi que par une prétendue animosité populaire à l’encontre de ces mêmes populations.
L’ouvrage de George Benssoussan, Juif en pays arabe. Le grand déracinement, se targue de décrire de manière objective la situation des minorités juives. À la lecture il est cependant aisé de constater que le livre se fait le vecteur de ce prêt-à-penser bien commode à l’heure de l’union sacrée contre le fondamentalisme islamique, puisqu’il met l’accent sur le malaise supposé des populations de confession juive au sein des pays arabes.
Une analyse historique est nécessaire afin de déconstruire ces mythes et de mettre à jour l’origine véritable de ce déracinement ainsi que sa nature.
Dhimmitude : un statut des juifs ?
Impossible de se livrer à une explication sur le statut des juifs dans le monde arabe sans évoquer la dhimmitude, statut social historiquement appliqué à tous les non-musulmans au sein des nations régies par la loi islamique. Étymologiquement, la racine du mot dhimmi signifie « protection », les minorités religieuses se voyant garanties une liberté de culte restreinte ainsi que la sécurité de leurs biens et personnes en échange du versement d’une taxe supplémentaire et du port d’une tenue spécifique.
La dhimmitude, bien qu’incompatible avec les standards actuels en termes de citoyenneté et de liberté de culte, ne constitue dès lors aucunement une justification légale ou divine à une quelconque persécution. Son champ d’application la rendait applicable à tous les non-musulmans soumis à la juridiction d’un califat ou d’un émirat, ce qui exclut dès lors une quelconque volonté de viser les juifs en particulier dans le but d’en faire des citoyens de seconde classe.
Le principe d’une protection étatique des minorités religieuses écarte la possibilité que les autorités musulmanes aient pu se servir de la dhimmitude pour poser les bases d’une persécution de ces mêmes minorités.
Andalousie : de la cohabitation à l’expulsion
L’exemple de l’Andalousie revêt une importance capitale dans le sens où il met en lumière la différence de traitement entre musulmans et catholiques vis-à-vis d’une communauté juive identifiée sur un territoire donné.
La domination islamique sur la région ibérique voit naître une cohabitation fructueuse entre musulmans et juifs. Ce fait est particulièrement visible dans le contexte du règne du calife Abd Al-Rahman, au point où il choisira comme médecin personnel le poète et mécène juif Hasdai ibn Shaprut. À ce rôle d’une importance capitale s’ajoutera celui de diplomate au service du calife. Une collaboration étroite excluant de fait un prétendu antisémitisme dogmatique ou socialement encouragé [1].
Outre la parenthèse des Almohades, beaucoup moins tolérants vis-à-vis des minorités religieuses, cette cohabitation pacifique se terminera en 1492, soit l’année marquant la fin de la domination musulmane sur le territoire. C’est en effet sous le règne de la très catholique Isabelle de Castille qu’est adopté le décret de l’Alhambra [2], ayant pour effet l’expulsion de tous les juifs d’Espagne. Une expulsion accompagnée d’une interdiction formelle de retour sous peine d’expropriation intégrale et de mort.
La suite des événements donnera naissance aux marranes, ces juifs pratiquant leur judaïsme en secret sous l’apparence d’une catholicité socialement feinte. D’autres choisiront l’exil vers le Maghreb.
- Le califat de Cordoue au temps
d’Abd al-Rahman III
Usure et tensions communautaires
Attribuons tout de même un bon point à George Benssoussan pour sa mise en avant du rôle joué par l’usure en tant que générateur de tensions sociales. Le principal fait politique de la colonisation des nations arabo-musulmanes a été le remplacement du paradigme islamique par celui du colonisateur occidental, empreint du matérialisme des Lumières. D’où l’émergence d’une société où le prêt à intérêt devient juridiquement permis, mais religieusement et socialement réprouvé.
L’usure est englobée par le concept islamique de rîba, interdisant formellement au musulman le prêt à intérêt. Une interdiction qui n’est pas sans rappeler la prohibition canonique chrétienne, les deux religions se basant sur la valorisation du travail au détriment du capital, sur la base d’une règle simple pouvant être formulée par l’adage de Platon : « Un écu n’engendre pas. »
Abraham Ribbi, membre de l’Alliance israélite universelle, est sans concession lorsqu’il évoque la pratique usuraire et ses conséquences au sein de la société marocaine en termes de troubles sociaux. Il établit un lien entre cette pratique et ce qu’il décrit comme une décadence morale chez certains membres de la communauté juive marocaine. Pour lui ainsi que d’autres membres de l’Alliance, il s’agit de l’unique raison des vagues de colère populaire visant les quartiers juifs, des démonstrations néanmoins beaucoup plus mesurées que les pogroms ayant eu lieu en Europe de l’Est.
Il enjoint ses coreligionnaires à abandonner cette pratique dans un souci de préservation de la paix civile mais également d’intégrité morale, rejetant le principe d’un enrichissement rapide et sans réel mérite. Ce lien de causalité entre pratique de l’usure et tensions communautaires n’est en aucune manière exclusif au monde arabo-musulman [3].
La mosquée de Paris durant l’Occupation
La période de l’occupation allemande correspond, dans l’esprit français, au point culminant de l’antisémitisme. L’idée d’une haine du juif institutionnalisée a été largement relayée par Robert Paxton, désormais cible privilégiée d’Éric Zemmour. Pour ce dernier, l’antisémitisme vichyste est un fait essentiellement lié à la contrainte de l’occupant.
Il n’est pas déraisonnable, dans ce contexte, de nous pencher sur le comportement des institutions musulmanes de France ; l’hypothèse d’une haine du juif enracinée dans l’islam et la psyché arabo-musulmane insinuerait logiquement que dans le contexte d’un antisémitisme d’État, ces mêmes institutions musulmanes se livreraient à des actes de dénonciation et de persécution vis-à-vis des personnes de confession juive.
Jean Laloum, chercheur au CNRS, nous démontre que les institutions musulmanes se sont non seulement soustraites à toute « chasse au juif », mais ont également protégé des membres de la communauté israélite. La Mosquée de Paris s’étant particulièrement distinguée par l’attribution de certificats d’appartenance à la religion musulmane, à des juif soucieux d’échapper à la déportation. Cette pratique a ainsi attiré les soupçons de l’occupant et de Vichy, lesquels ont entamé un travail d’investigation sur la base des patronymes dans le but d’identifier les juifs impliqués dans la manœuvre [4].
Israël : une problématique géopolitique
Ce n’est qu’au lendemain de la première guerre israélo-arabe que l’insécurité grandit au sein des communautés juives d’Orient. Il est possible d’interpréter ces événements sous leur angle spontané, de constater que le ressentiment d’une partie de la population arabe a mené à des démonstrations de force visant les communautés juives.
Face à la rue arabe en colère, il convient d’opposer le comportement beaucoup plus calculé des autorités israéliennes, consistant à attirer le plus possible de juifs en Terre Sainte sur la base de ce ressentiment grandissant. Les aliyahs successives ayant constitué l’État hébreu peuvent s’expliquer historiquement par des persécutions ayant visé d’une manière ou d’une autre les communautés juives. Il convient de constater l’existence de telles persécutions dans les pays arabes, mais de les circonscrire à un contexte purement politique : est visé non pas le juif, parce que juif, mais le sioniste. Cette prise de position idéologique, consistant à faire de la Palestine mandataire une terre exclusivement juive et à valider indirectement les exactions en cours contre le peuple palestinien ainsi que le rapport de forces israélo-arabe d’alors, est logiquement assimilée à un affront par les peuples arabes [5].
Le rôle de l’Agence juive pour Israël, organisation mandatée par Israël pour gérer les aliyahs depuis la création de l’État juif et chargée de la propagande en faveur de l’immigration au sein de la diaspora, est aujourd’hui avéré. L’agence compte à son actif plus de 3 millions de juifs « rapatriés », et compte plusieurs annexes à travers le monde. Son action politique est complémentaire de celle du gouvernement israélien, lequel n’hésite pas à organiser, par l’intermédiaire du Mossad, des opérations dites de « sauvetage » des juifs courant un danger réel ou supposé. Sont concernés les juifs du Yémen, les Falashas ou juifs éthiopiens, les juifs irakiens, et plus récemment, les juifs de Tunisie, dont une partie fut exfiltrée vers Israël lors de la révolution de jasmin de 2011, laquelle ne comportait pourtant pas d’élément idéologique antisémite puisque axée sur la problématique du départ de Ben Ali.
Ainsi, ces opérations ne sont que la partie visible d’un iceberg dont le substrat principal est constitué par la propagande pro-israélienne et l’antisionisme des populations arabes, logiquement solidaires de leurs frères palestiniens et peu enclins à tolérer la présence d’éléments hostiles assimilés à des agents étrangers au sein de leurs pays. Un problème qui ne s’est pas posé pour la communauté juive iranienne, grâce à sa distance idéologique et affective vis-à-vis de l’État hébreu.
Les zones d’ombre entourant l’attentat de l’AMIA à Buenos Aires, documentées par le film Amia Repetita de Maria Poumier, soulèvent quelques interrogations alarmantes sur la disposition des autorités israéliennes à créer un climat propice à l’émigration des juifs lorsqu’elles n’ont pas la possibilité de tirer profit des conséquences indirectes de leur politique.