Londres, 2012. Il y eut d’abord le cirque olympique pour les athlètes « normaux ».
Publics et médias de tous pays ont surtout valorisé les épreuves où leurs nationaux partaient favoris, ou bien arrivaient vainqueurs, ce qui pose la question d’une base rationnelle pour le chauvinisme : en quoi la performance de citoyens français nous honore t-elle collectivement ?
Cela démontre t-il une supériorité biologique (génétique) de notre peuple ? évidemment non puisque nombre de ces vainqueurs ne sont pas de notre sang même s’ils abreuvent nos sillons olympiques…
Cela reflète t-il la qualité de nos équipements et entraînements ? Nul n’ose le revendiquer en ces temps de pénurie. Alors ce serait qu’un fort sentiment d’identité nationale se crée par la magie d’une carte nationale d’identité commune.
Comment un motif aussi bureaucratique (et dérisoire sauf pour les sans papiers) est-il capable d’enflammer les foules si ce n’est par la mystification qu’entretiennent les industriels de l’économie olympique, et l’avantage politique qu’y trouvent les dirigeants de tous les pays ?
Pour leur part, certains athlètes donnent une version assez réaliste de leur patriotisme, comme ce médaillé qui déclare : « Quand j’ai entendu La Marseillaise c’était très émouvant parce que ça veut dire qu’on est sur le podium »… (France inter, 5 septembre 2012).
Reste que l’appareil médiatique a ménagé une place pour les non nationaux pourvu qu’il fussent des vedettes reconnues (effet people) ou les auteurs de performances extraordinaires et inédites : alors, dans un esprit livre des records, c’est toute l’espèce qui se trouverait valorisée…
Mais comment passe t-on de ce culte de la performance accomplie, présentée comme une avancée d’homo sapiens, à celui de l’effort individuel, relié au classement plutôt qu ‘au score, tel que magnifié par les jeux paralympiques où être vainqueur compte davantage que le niveau de la performance ?
Ces jeux pour déshérités, dont la promotion récente accompagne les convulsions du néolibéralisme, supposent une norme du handicap comme il existerait une norme du normal, alors qu’il y a des façons infinies d’être reconnu « handicapé ».
Comment comparer le mérite d’un sportif confronté à d’autres handicapés de même catégorie dont il diffère autant que ceux-ci diffèrent entre eux ? Il est étrange d’identifier des différences fonctionnelles entre individus atteints d’un même mal tout en proposant un système commun d’évaluation de leurs performances physiques.
Un participant au 5 000 mètres en fauteuil (le seul énoncé de cette épreuve est surréaliste !) a ainsi fait remarquer : « je suis le plus handicapé, je suis le seul à être paraplégique donc je n’ai ni abdos ni fessiers.. » (Le Républicain Lorrain, 6 septembre 2012).
La fédération Handisport explique avoir constitué une Commission fédérale de sélection des candidats mais on ignore comment ces « experts » identifient et hiérarchisent chaque handicap pour chaque épreuve, un enjeu impossible puisqu’il n’est pas de frontière entre le normal et le pathologique.
Critiquer les jeux paralympiques c’est un peu comme critiquer le Téléthon (1) : on est vite accusé de mépriser les personnes défavorisées… Mais pourquoi la victime d’un handicap physique devrait-elle se réaliser sur le terrain de son handicap plutôt que sur des objectifs communs à toute l’humanité, comme dans la peinture ou la poésie ? Michel Petrucciani était magnifique au piano et on se réjouit qu’il n’ait pas choisi le stade pour se dépasser…
Dans le montage de deux JO indépendants ( ça ne nuit pas aux bénéfices) on postule que l’athlète normal des Jeux Olympiques est performant (supérieur ?) par rapport à tout handicapé ; pourquoi alors ne pas appliquer une discrimination comparable au sein de la normalité, basée sur l’expérience réitérée : il y aurait des catégories d’épreuves dans les JO afin de séparer les athlètes Noirs (ou même Jamaïcains) pour le sprint sur courtes distances ou les Africains de l’Est et du Nord pour les courses longues…ce qui ménagerait de belles médailles en or pour les autres « normaux ».
Les jeux paralympiques n’effacent pas le handicap du vainqueur mais soulignent son destin : être évalué selon l’idéologie compétitive, critère du capitalisme, plutôt qu’être inscrit dans la fraternité, critère de civilisation. Cette ségrégation des compétitions est contraire à la prétention des JO à l’universalisme, elle cherche à compenser par la méritocratie l’abandon des handicapés, partout et tous les jours.
L’obscénité de la compétition se confirme quand on apprend que le dopage est encore plus répandu aux jeux paralympiques, où la détection des fraudes est compliquée par le traitement médical des handicaps autant que par l’usurpation de la qualité d’handicapé comme il est arrivé pour les déficients mentaux.
Innovation : Oscar Pistorius, célèbre coureur dont les jambes sont remplacées par des prothèses métalliques à 30 000 euros, s’est vu reconnaître le droit de participer aux JO des « normaux », mais ce fut difficile car beaucoup craignaient un « avantage » apporté par la technique.
Quand ce coureur n’arriva que 2ème aux jeux paralympiques où il était grand favori, il déclara que la course avait été rendue « inéquitable » car son concurrent Brésilien disposait de lames métalliques plus longues… soulignant ainsi la part déterminante de la technologie dans les compétitions. C’est ainsi que le sport devient un terrain d’expérimentation privilégié autant pour l’idéologie néolibérale (se vaincre, vaincre les autres,…) que pour la fabrique de l’homme augmenté (2).
Analysant l’idéologie sportive, J M Brohm et F Ollier écrivent justement (Les Z’indignée(e)s, août 2012) : « Qui ne voit là une légitimation idéologique de la jungle capitaliste avec ses procédures d’exclusion des non performants, sa sélection féroce des battants et des gagneurs, sa hiérarchisation factice des valeurs physiques, sa stigmatisation des faibles , des mal portants et des handicapés, son obsession mortifère du classement, son anthropométrie de « l’élite physique » et des « races supérieures » ? La sportivation totalitaire de l’espace public est donc en marche… ».
Certains invalideront (encore !) ce jugement au prétexte que les jeux paralympiques laissent toute la place aux plus faibles, sans voir que le combat pour vaincre, à coups de drogues et d’artifices, est l’essence même du projet eugéniste d’homme augmenté.
La pratique courante d’un dopage sans cesse plus efficace, allié à des progrès techniques sans fin, dessine un sport médicalement assisté où l’espèce pourrait jouir en démontrant son génie performant à coups de drogues et de mécanismes, sans limites prévisibles.
Les jeux paralympiques permettent de dévoiler ce que cache en général le sport de compétition puisque médicaments et prothèses autorisés y abondent, comme naturellement. Voilà qui ouvre le chemin officiel du dépassement sans limites, par tous les moyens et pour tous les athlètes. Ainsi l’opium sociopolitique du sport vient nourrir une vision sociobiologique, et même eugénique, du monde. Il est alors dérisoire de se livrer ici ou là à des débats policés pour s’inquiéter d’un futur de cyborgs ou d’hommes améliorés : les stades déjà s’en régalent.
(1) Téléthon : Le plus cher cabaret du monde., Nature et Progrès, novembre 2011.
(2) Vers l’homme augmenté ?, Le Sarkophage, mai 2011.