Le Monde s’est procuré des échanges de mails entre le directeur général de la Santé Jérôme Salomon et Santé Publique France. Il demandait en 2019 de « modifier la rédaction » d’un rapport qui alertait sur la nécessité de faire des stocks de masques.
C’est une tache supplémentaire sur la liste de mauvaises gestions de la crise sanitaire en France : selon des informations révélées par Le Monde le 9 décembre – basées sur des échanges de mails entre le directeur général de la santé Jérôme Salomon et Santé publique France (SPF) – celui-ci aurait effectué des pressions sur SPF pour empêcher la publication d’un rapport qui établissait dès 2018 que la France devait disposer d’un milliard de masques en prévention d’une pandémie.
Ces informations ont été recueillies par la commission d’enquête du Sénat mise en place pour faire le point et tirer des leçons de la crise sanitaire.
Elle a d’ailleurs rendu ses conclusions ce 10 décembre. Dans son rapport public, elle pointe la responsabilité du numéro 2 du ministère de la Santé dans la pénurie de masques dont a souffert la France au début de l’épidémie.
Et impute « directement cette pénurie à la décision, prise en 2018 par le directeur général de la santé de ne pas renouveler le stock de masques chirurgicaux », même si « elle est également la conséquence de choix antérieurs, tout au long des années 2010 ».
Selon les sénateurs ayant eu accès aux conclusions, Jérôme Salomon aurait tenté de modifier un avis remis en août 2018 à l’agence Santé publique France (SPF) par Jean-Paul Stahl, professeur de maladies infectieuses au CHU de Grenoble. Celui-ci préconisait de faire un stock d’un milliard de masques.
L’avis du médecin propose ainsi des « contre-mesures médicales » à mettre en place en cas de pandémie grippale : stocks de médicaments, de matériel médical et de masques. Il explique : « En cas de pandémie, les besoins en masques sont d’une boîte de 50 masques par foyer, [soit] 20 millions de boîtes en cas d’atteinte de 30 % de la population ». Un total, donc, d’un milliard de masques.
Fin 2018, Jérôme Salomon n’autorise la commande que de 50 à 100 millions de masques
Le rapport est transmis à François Bourdillon, directeur de Santé publique France (jusqu’à la mi-2019), en même temps qu’une autre analyse. Celle-ci révèle l’insuffisance criante du stock national de masques : sur 735 millions, environ 80 % n’étaient plus conformes.
François Bourdillon contacte alors, le 26 septembre 2018, Jérôme Salomon afin de lui faire part de ses préoccupations. Dans un courrier consulté par Le Monde, il alerte sur le fait que le stock de médicaments et de masques « ne permet[te] pas de disposer de moyens de protection contre une éventuelle pandémie ». Tout en avançant qu’« il est important qu’une doctrine soit rapidement établie par vos services pour que les éventuelles acquisitions de produits de santé soient mises en œuvre, afin de disposer d’un stock avant le deuxième trimestre 2019 ».
Malgré les signaux d’alarme, le 30 octobre 2018, Jérôme Salomon autorise Santé publique France à commander seulement 50 millions de masques, 100 millions si le budget le permet. Un audit est alors lancé en parallèle par la Direction générale de la Santé afin de déterminer les capacités de production en France en cas de pandémie. Une démarche sans grand effet puisqu’aucun contrat d’approvisionnement n’est signé.
Des mails de pression
L’écart entre le nombre de masques commandés et les recommandations du rapport de Jean-Paul Stahl est conséquent. Jérôme Salomon aurait alors tenté d’étouffer les informations contenues dans le rapport sur les masques. Dans un mail qu’il a envoyé à François Bourdillon – et auquel la commission d’enquête sénatoriale a eu accès – le 21 février 2019, lu par des « sources proches du dossier » au Monde, il est écrit :
« En ce qui concerne les parties qui n’étaient pas couvertes par la saisine initiale [qui portait uniquement sur les antiviraux], la position du groupe d’experts de SPF est délicate et risquée. L’avis est rédigé de façon ambiguë entre le besoin en contre-mesures médicales et le volume de stock nécessaire. Il faut absolument dissocier les deux ».
Il ajoute :
« En effet, comment concevoir, sauf à vous décharger sur la DGS puisque vous agissez au nom de l’État pour la question des stocks, qu’un groupe d’experts de SPF […] laisse penser que le stock de masques doit être autour d’un milliard et que l’établissement pharmaceutique de SPF n’ait pas constitué des stocks à hauteur de ce qui est recommandé ? »
Le directeur général de la Santé va jusqu’à demander des modifications du rapport :
« L’une des solutions pourrait être alors de modifier la rédaction de certaines formulations afin de centrer l’avis sur les besoins en contre-mesures médicales. Ensuite, il reviendra aux autorités de définir le stock nécessaire en prenant en compte notamment les disponibilités des produits sur le marché. »
Son argument :
« Je souhaite éviter de nous mettre en situation de prendre des décisions précipitées qui pourraient nous mettre en difficulté collectivement, y compris sur le plan budgétaire. »
« L’indépendance de l’expertise est un sujet sensible »
Dans des mails de réponse, François Bourdillon souligne « l’indépendance scientifique de l’agence » basée sur une « charte de l’expertise ». « Ces modifications doivent obtenir l’aval des experts avant publication et [il faudra] leur donner une explication, ce qui ne va pas être simple tant l’indépendance de l’expertise est un sujet sensible », rétorque-t-il alors à Jérôme Salomon.
Paradoxalement, il envoie par la suite un mail allant dans le sens des requêtes du DGS. « Voilà donc en retour l’avis dans lequel j’ai retiré toute allusion à un stock chiffré, notamment pour les masques. » Contacté par Le Monde, il affirmé s’être limité à « répercuter » la demande du DGS, « tout en sachant que les experts n’accepteraient pas de modifier leur rapport ». Il revendique : « Une expertise soumise au pouvoir politique, ce n’est pas possible. Cette indépendance des experts est indispensable. »
Le rapport est en fin de compte publié « sans avoir été modifié ou censuré », affirme le professeur Jean-Paul Stahl. Pour la commission d’enquête, ces faits relèvent tout-de-même d’une « pression directe » exercée de la part de Jérôme Salomon.
En outre, les différentes versions du rapport d’expertise ont été demandées par les sénateurs composant la commission. « Je les écrase au fil de l’eau pour ne pas faire d’erreur », a répondu Jean-Paul Stahl au Monde. Quant aux échanges de mails, il auraient disparu à la suite « d’un gros bug informatique à l’hôpital de Grenoble », affirme le professeur.