Interview de Yanis Varoufakis accordée à la revue Newstatesman avant que Tsakalotos et Tsipras ne partent à Bruxelles négocier avec les créanciers de la Grèce. Cette interview est édifiante et instructive à plusieurs égards. Elle montre le fonctionnement proprement insupportable de l’UE et de la zone euro, et elle révèle que Varoufakis avait un autre plan que la majorité du gouvernement pour affronter l’Hydre, ce qui l’a conduit à démissionner après le référendum.
Harry Lambert : Alors comment vous sentez-vous ?
Yanis Varoufakis : Je me sens au dessus du monde. Je n’ai plus à vivre à travers un agenda de folie, qui est absolument inhumain, juste incroyable. J’ai dormi deux heures par jour pendant cinq mois. Je suis aussi soulagé de ne plus avoir à subir cette incroyable pression de devoir négocier pour une position que je trouve difficile à défendre, même si je me suis arrangé pour forcer l’autre partie à acquiescer, si vous voyez ce que je veux dire.
À quoi cela ressemblait-il ? Aimiez-vous quelque aspect de tout ça ?
Oh oui beaucoup de choses. Mais l’information qui arrive, qui confirme vos pires craintes…voilà qu’il est en votre « pouvoir » que cela vous soit dit directement, et que ce soit comme vous le redoutiez – la situation était pire que vous l’imaginiez ! Ainsi, ce fut bon après de n’être plus aux premières loges.
De quoi parlez-vous ?
L’absence complète de tous scrupules démocratiques, de la part des supposés défenseurs de la démocratie européenne. La très claire compréhension d’autre part que nous sommes sur la même course analytiquement – bien sûr cela n’arrivera plus à présent. Avoir ces vraies figures de pouvoir qui vous regardent dans les yeux et disent : « Vous avez raison dans ce que vous dites, mais nous allons vous croquer de toute façon. »
Vous avez dit que les créanciers vous contestaient parce que vous avez parlé économie dans l’Eurogroupe, ce que personne ne fait. Qu’est-il arrivé lorsque vous l’avez fait ?
Ce n’est pas que ça n’allait pas, c’est qu’il y avait un refus total de s’engager dans des argumentations économiques. Refus total… Vous avancez un argument sur lequel vous avez réellement travaillé – pour être sûr que c’est logiquement cohérent – et vous rencontrez des regards vides. C’est comme si vous n’aviez pas parlé. Ce que vous dites est indépendant de ce qu’ils disent. Vous auriez pu aussi bien chanter l’hymne national suédois, vous auriez eu la même réponse. Et c’est saisissant, pour quelqu’un qui est habitué aux débats académiques… D’ordinaire l’autre partie participe toujours et là il n’ y avait aucune participation du tout… Ce n’était même pas de l’ennui, c’est comme si personne n’avait parlé.
Quand vous êtes arrivé, début février, il n’a pas pu y avoir une position commune ?
Il y avait des personnes qui étaient sympathiques à un niveau personnel – ainsi, vous savez, derrière les portes fermées, sur une base informelle, notamment avec le FMI [HL : « Aux plus hauts niveaux ? » YV : « Aux plus hauts niveaux, aux plus hauts niveaux »]. Mais ensuite dans l’Eurogroupe, quelques mots gentils et c’est tout, retour derrière le parapet de la version officielle.
[Mais] Schäuble était d’une grande cohérence. Son option était : « Je ne suis pas en train de discuter le programme – il a été accepté par le précédent gouvernement et nous ne pouvons pas permettre à une élection de changer quoi que ce soit. Parce que nous avons tout le temps des élections, nous sommes 19, si à chaque fois qu’il y a une élection quelque chose change, les contrats entre nous ne voudraient plus rien dire. »
Aussi à ce point il ne me restait plus qu’à me lever et à dire : « Bon peut-être que nous ne devrions plus jamais organiser des élections dans les pays endettés », et il n’y a pas eu de réponse. La seule interprétation que je puisse donner c’est : « Oui, ce serait une bonne idée, mais elle serait difficile à mettre en application. Donc soit vous signez sur la ligne en pointillé, soit vous sortez. »
Et Merkel ?
Vous devez comprendre que je n’ai jamais rien eu à faire avec Merkel, les ministres des finances parlent aux ministres des finances, les premiers ministres parlent aux chanceliers. De ce que je comprends, elle était très différente. Elle tentait d’apaiser le Premier Ministre (Tsipras) – elle disait : « Nous trouverons une solution, ne vous inquiétez pas, je ne veux pas qu’il arrive quelque chose d’horrible, faites juste votre travail et travaillez avec les institutions, travaillez avec la Troïka ; il ne peut pas y avoir d’impasse ici. »
Ce n’est pas ce que j’entendais de la part des mes interlocuteurs – à la fois de la tête de l’Eurogroupe et du Dr Schäuble, ils étaient très clairs. À un certain point il me fut signifié sans équivoque : « C’est un cheval et soit vous l’enfourchez, soit il est mort. »
Quand était-ce ?
Au début, au tout début (ils se sont rencontrés la première fois début février).
Pourquoi avoir traîné jusqu’à l’été ?
Nous n’avions pas d’alternative. Notre gouvernement a été élu avec le mandat de négocier. Aussi notre premier mandat a été de créer l’espace et le temps pour avoir une négociation et obtenir un nouvel accord. C’était notre mandat – notre mandat était de négocier, pas de nous battre à sang avec nos créditeurs.
Les négociations ont pris du temps, parce que l’autre partie refusait de négocier. Elle insistait sur un « accord exhaustif », ce qui signifiait qu’elle voulait parler de tout. Mon interprétation est que quand vous voulez parler de tout, vous ne voulez parler de rien. Mais nous avons continué comme ça.
Et ils n’avançaient aucune proposition sur quoi que ce soit... Laissez-moi vous donner un exemple. Ils avaient dit que nous avions besoin de toutes les données sur la fiscalité. Nous avons passé beaucoup de temps à tenter de collecter les données, à répondre aux questionnaires et à nous réunir pour fournir les données. Ce fut la première phase. La seconde phase, c’est quand ils nous ont demandé ce que nous comptions faire avec la TVA. Ils rejetaient notre proposition mais ne voulaient pas énoncer la leur. Avant que nous puissions avoir une chance de trouver avec eux un accord sur la TVA, ils voulurent bifurquer sur une autre question, comme la privatisation. Ils nous ont demandé ce que nous voulions faire à propos de la privatisation, nous avons avancé quelque chose, ils l’ont rejeté. Puis ils se sont tournés vers un autre sujet, comme les retraites, puis les marchés, les relations au travail et toutes sortes de choses. C’était comme un chat qui se mord la queue.