Ce 25 juillet le gouvernement espagnol a donné l’ordre aux ministres, aux parlementaires et aux juges de ne pas partir en vacances à plus de deux heures d’avion de Madrid, et de rester joignables par téléphone de poche à tout moment, à partir de la deuxième semaine d’août.
Des ordres similaires avaient déjà été donnés il y a quelque temps aux ministres, secrétaires d’État et hauts fonctionnaires de l’exécutif, qui relèvent bien de l’autorité du Premier ministre, et on savait que des consignes avaient été passées au Tribunal constitutionnel, vraisemblablement en interne par son président.
On ne s’étendra pas sur la réalité de la séparation des pouvoirs que proclame la Constitution espagnole, au sujet de laquelle le Conseil de l’Europe a montré maintes fois qu’il sait ce qu’il en est. Mais cette fois c’est ouvertement que les ordres ont été diffusés à l’intention du pouvoir législatif et du pouvoir judiciaire par le palais de la Moncloa, en l’occurrence par la vice-présidente du gouvernement Soraya Sáenz de Santamaría, adjointe du Premier ministre Mariano Rajoy.
Le mode autoritaire extraconstitutionnel utilisé en la matière par l’exécutif national envers les autres pouvoirs centraux prétendument distincts ne laisse guère espérer d’égards respectueux de l’autonomie constitutionnelle des pouvoirs exécutif et législatif d’une communauté autonome. Car le motif de cette fébrilité est évidemment la préparation du référendum d’autodétermination annoncé par le gouvernement régional de la Catalogne pour le 1er octobre, et dont la loi d’organisation pourrait être votée par le parlement catalan, en procédure d’urgence, dès sa rentrée anticipée cette année au 15 août.
Pour des questions d’image internationale et donc de reconnaissance ultérieure, mais aussi pour des raisons de politique intérieure, le gouvernement et le parlement catalans soignent pour l’instant la qualité procédurale irréprochable de leurs moindres actes, et continueront sur cette voie jusqu’à la minute précédant la proclamation de l’indépendance. On vient d’exposer dans La Neuvième Frontière, paru ce 26 juillet, l’ordonnancement du processus par lequel la Catalogne va rétablir sa souveraineté.
De son côté le gouvernement espagnol a par contre fait semblant d’ignorer la question jusqu’au mois dernier, espérant certainement pouvoir feindre la surprise en septembre. Refusant d’entrer dans un débat politique, il a fait riposter l’appareil judiciaire, notamment le Tribunal suprême, évidemment le Tribunal constitutionnel, et dernièrement la Cour des comptes, mais en dépit de changements de procédure permettant de prononcer immédiatement des mesures suspensives ou conservatoires temporaires, les affaires sont ensuite jugées avec une lenteur... judiciaire, même dans un pays dont certaines procédures sont parfois expéditives comme le remarque régulièrement la Cour européenne des droits de l’homme.
Pour des raisons qui lui sont propres, le gouvernement espagnol n’a pas souhaité agir, ou faire agir la justice constitutionnelle, sur les déclarations d’intentions des autorités catalanes pourtant pas avares de communication écrite très explicite, attendant les actes pour, prétendument, activer l’article 155 de la Constitution espagnole qui permet au gouvernement central d’« intervenir », c’est-à-dire de donner des instructions directement aux autorités d’une communauté autonome qui nuirait à l’intérêt général de l’Espagne.
Or, comme l’expliquait récemment le constitutionnaliste Jorge de Esteban, la mise en œuvre de l’article 155, pour la première fois depuis que la Constitution existe, exige de l’ordre de trois à quatre mois. En effet le gouvernement doit d’abord intimer l’autorité fautive, attendre sa réponse, saisir le Sénat, attendre que celui-ci mène son enquête, convoquer l’autorité fautive, attendre sa réponse, puis traiter toutes les remarques présentées par les autorités concernées sans limitation de durée, avant de procéder au vote sénatorial autorisant le gouvernement à intervenir par instructions données directement à l’autorité fautive, en l’occurrence l’ordre d’annuler la convocation du référendum. Par choix ou par incompétence, le gouvernement espagnol a dépassé les délais et n’est plus en mesure d’obtenir l’autorisation du Sénat à temps. Ce n’est donc pas pour activer l’article 155 de la Constitution qu’il interdit aux sénateurs de quitter l’Espagne.
Ce n’est pas non plus pour déclarer l’état d’alarme (prévu pour les cas de catastrophes), puisque d’une part le gouvernement peut le déclarer par simple décret pris en conseil des ministres, et que d’autre part il a plutôt pour effet de renforcer les pouvoirs de la communauté autonome concernée. Et ce n’est pas pour déclarer l’état d’exception (prévu pour les cas de rupture de la normalité institutionnelle) puisque lui non plus n’ôte aucun pouvoir aux autorités de la communauté autonome concernée et ne la met pas sous tutelle du gouvernement national.
Le seul cas où les parlementaires puissent être utiles et même indispensables, c’est la proclamation de l’état de siège, prévu par l’article 116 de la Constitution et détaillé par la loi 4/1981 sur les états d’alarme, d’exception et de siège. Prévu pour les cas « d’insurrection ou d’action de force contre la souveraineté de l’Espagne, son intégrité territoriale ou l’ordre constitutionnel », l’état de siège ne peut être proclamé que par le Parlement, et permet au gouvernement de retirer certains pouvoirs aux autorités de la communauté autonome concernée, pour les transférer à une autorité militaire nommée par le gouvernement national. Il s’accompagne, comme on peut le deviner, de restrictions des libertés individuelles et collectives. Le Parlement définit le territoire d’application, la durée et les conditions particulières de l’état de siège, par exemple la liste des délits dont la répression est transférée à la juridiction militaire.
La déclaration de l’état de siège selon l’article 116 de la Constitution est la seule modalité concrète qui reste pour l’application de l’article 8 de la même Constitution, réclamée depuis plusieurs mois par de nombreuses autorités intellectuelles (mais aussi par des manifestes circulant sur les réseaux sociaux), puisque cet article donne mission aux forces armées espagnoles, au-delà des missions qui sont leur raison d’être dans tous les pays (défense de la souveraineté, de l’indépendance et de l’intégrité territoriale), celle de défendre également l’ordre constitutionnel de l’Espagne.
Ayant épuisé ses vaines munitions judiciaires, lentes et peu dissuasives, puis tenté dernièrement l’intimidation individuelle policière et économique, le gouvernement espagnol semble se préparer à faire prendre dans l’urgence des mesures qui nécessiteront l’autorisation du Parlement, où le gouvernement dispose d’ailleurs d’une majorité. Il y aura plusieurs jours de débats, mais l’autorisation viendra et l’exécution sera ensuite rapide.
Sachant qu’après la mobilisation vraisemblable de deux millions de civils catalans dans Barcelone le 11 septembre (pour la fête nationale catalane) une partie d’entre eux restera pour occuper les abords du siège du gouvernement et du palais du parlement catalans, afin de les protéger jusqu’à la tenue du référendum le 1er octobre, seule une opération militaire semble en effet susceptible d’empêcher sa tenue.
Si les pays voisins ne veulent pas permettre une opération militaire contre la population civile de la Catalogne, ils devront s’interposer dès que le gouvernement espagnol demandera au parlement de proclamer l’état de siège. Et compte tenu des capacités militaires d’Andorre, c’est à la France qu’il appartiendra d’intervenir.