La conjuration des financiers
Le temps du muet n’est plus, il faut se résoudre au "parlant", investir des sommes considérables. La lutte terrible qui opposa les magnats des firmes cinématographiques avait donc servi de centrifugeuse et la partie semblait jouée. Les combats tournaient en péripéties querelleuses et nos majestueux condors faillirent s’apaiser lorsqu’un événement inattendu décida d’autres oiseaux à s’intéresser plus sérieusement à cette industrie décidément bien prospère.
Au moment de la Grande Dépression de 1929, le public, qui n’achetait plus rien, continuait d’aller voir les films. Le cinéma était bien plus qu’un vulgaire outil de consommation, il était le formidable divertissement dont les foules avaient besoin. C’est ce qui décida les maitres de la finance, qui détenaient les brevets, à organiser ce qu’on pourrait appeler un hold-up ! Ils engagèrent des procédures et allèrent jusqu’à la Cour Suprême pour asservir les firmes pionnières, qui, rappelons-le, avaient pris tous les risques.
Warner dut s’incliner le premier et passer sous le contrôle du groupe Morgan. Fox céda lui aussi. Quant aux autres compagnies, elles passèrent sous le contrôle de Rockefeller et de la Chase Bank. En 1935, les huit grandes compagnies sont devenues des colonies des grands groupes financiers. Grassement entretenues, elles devenaient ainsi des protectorats heureux, mais sous le joug.
L’industrie du cinéma américain était une fois de plus réorganisée. Les huit grandes compagnies constituaient le trust dirigé, lui, par les grands noms du cartel bancaire : Morgan, Rockfeller, Mayer, Lasky… Le rêve du vieil Edison se réalisa enfin : le monopole était né.
Le rêve américain
Entre les mains de ces marchands, cette poule aux œufs d’or va se faire aussi grosse qu’un bœuf, et aussi puissante. On vend du film comme on vend des frigidaires ou des pickups. Les courbes commandent, les graphiques dominent, le box-office mesure et Wall Street veille. C’est une énorme usine où tout est compartimenté, tout est affaire de spécialisation, on invente des nouvelles formules commerciales, il faut aller vite, plus vite que les concurrents, on fait des pronostics, on se méfie, on encadre. C’est sérieux, efficace, précis, on élabore une syntaxe cinématographique, on codifie le marché. Les films qui se fabriquent à la chaîne, malgré leur réussite technique indiscutable, ressemblent à des catalogues animés de marchandises américaines. On fabrique des vedettes comme on fabrique un parfum, voire un dentifrice, on pousse les foules à admirer des êtres factices, conventionnels, à l’aide de publicités. Les films sont testés sur un public échantillon, "panélisé", on note ses réactions et on fera des changements en conséquence.
Toute cette machinerie rigoureuse est une leçon ! Le travail est bien fait, c’est ingénieux, les idées jaillissent, il y a plein de vitalité : on assiste au triomphe de la coordination méthodique.
L’éclosion d’un tempérament, d’une sensibilité particulière, se retrouve donc conjurée. C’est un business qui ne doit rien laisser au hasard. Un metteur en scène surgit quelquefois après un bon film puis sombre dans diverses besognes commandées. Toutefois, et c’est là le miracle d’Hollywood, une personnalité collective peut apparaitre, et même des individualités. Mais rares seront ceux qui se préserveront des servitudes de cette industrie. Très rares. Certains grands caractères deviendront la mécanique d’eux-mêmes, d’autres tenteront l’aventure en Europe, puis certains réussiront. Il faut bien des exceptions, celles dont on parle, celles qui sont mises en avant.
Epilogue
A la veille de la guerre, le prix de revient d’un film fit disparaitre toute l’avant-garde - les profits se marient mal à l’incertain - l’heure n’était plus aux erreurs fécondes mais à la rentabilité sèche.
L’Europe était sous les bombes, on remuait la foudre et l’Amérique vit son marché réduit à son territoire. Loin du conflit, son cinéma put progresser sans heurts, il trouva quelques innovations, fit un chef d’œuvre et continua sa distribution de statuettes dorées… La santé n’était pas mauvaise, mais tout de même, l’isolement se faisait sentir : l’Amérique encaissait moins ! Il fallut baisser le prix des billets ainsi que les cachets mirobolants des vedettes pour maintenir les bénéfices. On râla.
L’entrée en guerre des Etats Unis était imminente. Les hommes politiques, résolus et décidés, confièrent deux taches aux producteurs : distraire et exalter ! Ainsi, le septième art devenait didactique : il appuyait les exploits, dramatisait les événements, désignait l’ennemi. On repartait comme en 14, Roosevelt et Rockefeller coordonnant leurs efforts afin d’expliquer pourquoi il fallait mourir. Le cinéma est un formidable instrument de suggestion, il permet de substituer l’image (programmée) à la raison. Il fut un outil privilégié pour gouverner la pensée, jusqu’à l’apparition de la télévision exploitée dès 1950 par Truman.
Une nouveauté fit son apparition. Une fantaisie qui, vu son prix d’exploitation sera remise à plus tard. La couleur !