Peugeot divorce de l’Iran…
Peugeot PSA a pris la décision en février dernier de suspendre ses livraisons en Iran pour le mois de mars. Puis, la décision a été reconduite pour avril et tout laisse à penser que Peugeot va se désengager définitivement du marché iranien. A première vue, on pourrait penser qu’une telle décision a été motivée par de mauvaises performances commerciales ou la mise en œuvre d’une nouvelle stratégie où l’Iran n’aurait plus sa place.
Il n’en est rien. En Iran, le groupe français détient près de 30% du marché, lequel représente 22% des volumes de la marque. Son partenaire Iran Khodro commercialise en effet avec succès des Peugeot 405 et 206, assemblées en Iran à partir de pièces détachées fabriquées sur le site de Vesoul en France.
La présence de Peugeot en Iran date de 1978. Le groupe français a su s’inscrire dans le paysage local, à tel point que la Peugeot 504 du président Ahmadinejad a connu son quart d’heure de célébrité lorsque ce dernier l’a mise aux enchères en 2010 pour financer un programme immobilier (cf. illustration en tête de cet article).
Pourquoi donc Peugeot quitte l’Iran alors même que ce pays représente son premier débouché pour les véhicules particuliers devant la France (458 000 ventes en Iran contre 441 790 en France en 2011) ?
… en se mariant avec General Motors
Pour comprendre les raisons de cette décision, il faut revenir au 29 février dernier, date à laquelle Peugeot a annoncé avoir conclu une alliance avec General Motors (GM). Suite à la montée du groupe américain dans le capital de Peugeot à hauteur de 7%, les deux constructeurs s’engagent à développer des plateformes de production commune et à créer une coentreprise dans les achats. L’objectif est de parvenir à des synergies annuelles de deux milliards de dollars.
Quand, quasiment au même moment, Peugeot annonce interrompre ses livraisons à l’Iran, il se défend de toute pression de GM et met en avant les problèmes de financement de ses activités en Iran du fait des sanctions internationales sur les transferts bancaires entre l’Europe et l’Iran :
« Cette décision n’a pas été prise pour répondre à des pressions de GM. Nous faisons face à une situation géopolitique compliquée et les sanctions mises en place, notamment vis-à-vis des banques, ne nous permettent plus de garantir le financement de nos activités sur place. »
Les activités de Peugeot en Iran existaient depuis 34 ans, survivant à la révolution islamique, à la guerre Iran-Irak, aux deux guerres du Golfe et aux sanctions internationales. Mais, soudainement, au moment même où l’alliance avec GM est conclue, ce n’est plus le cas – et il n’y aurait aucun rapport de cause à effet ? Voilà qui est difficile à croire.
D’autant plus que de nombreux médias ont souligné le rôle actif tenu par un lobby américain anti-Iran pour faire pression sur les deux constructeurs afin que le Français cesse ses activités en Iran. Il s’agit de l’UANI (United Against Nuclear Iran). Si l’on s’en tient aux articles parus dans la presse française, on apprend seulement qu’il s’agit d’un « lobby » qui « fait pression sur des entreprises du monde entier pour qu’elles arrêtent de commercer avec l’Iran » (L’Usine Nouvelle), que c’est un « lobby hostile à l’Iran » (Le Monde), dont le directeur se nomme Mark Wallace, lui-même est décrit simplement comme « ancien ambassadeur américain aux Nations unies » (Le Figaro, Les Echos, Le Monde).
L’UANI, une force de frappe considérable
Or, à bien regarder les profils des dirigeants de l’UANI et des membres du comité consultatif, on réalise que cette organisation – qui se présente comme « non-partisane » – est aussi impartiale que les Ultras du PSG quand l’OM joue au Parc des Princes. Peugeot a ici affaire à une véritable puissance nucléaire du lobbying et des relations publiques, avec en prime des connexions extrêmement étroites avec le monde du renseignement. Voici quelques profils :
- Mark Wallace, directeur. Il a fondé l’UANI en 2008 avec l’ancien directeur de la CIA James Woolsey, actuellement membre de son comité consultatif, Richard Holbrooke (décédé), dernièrement envoyé spécial des Etats-Unis pour l’Afghanistan et le Pakistan, et Dennis Ross, impliqué dans le processus de paix israélo-palestinien, proche des Démocrates tout comme de George Bush. L’épouse de Mark Wallace a été la directrice de la communication de George Bush et conseillère principale auprès de John McCain lors de sa campagne de 2008.
- Kristen Silverberg, présidente de l’UANI, ancienne ambassadrice des Etats-Unis pour l’Union européenne, nommée par George Bush en 2008.
- August Hanning, conseiller principal de l’UANI sur l’Europe. M. Hanning est l’ancien chef du BND, les services secrets allemands (1998 à 2005).
- Gary Samore, un des fondateurs de l’UANI. Après 17 ans passés au sein du Département d’Etat, M. Samore a travaillé de 1995 à 2001 au sein du Conseil National de Sécurité avant de devenir assistant spécial du président américain.
- Meir Dagan, membre du comité consultatif de l’UANI. M. Dagan est un militaire israélien, ancien directeur du Mossad (services de renseignement israélien) de 2002 à 2010.
- Frances Townsend, membre du comité consultatif de l’UANI. Mme Townsend est l’ancienne conseillère pour la Sécurité Intérieure du président George Bush de 2004 à 2007.
- Sir Richard Billing Dearlove, membre du comité consultatif de l’UANI. M. Dearlove est l’ancien directeur du MI6, les services secrets britanniques, de 1999 à 2004.
- Charles Guthrie, membre du comité consultatif de l’UANI. Général britannique, M. Guthrie a notamment été Chef d’Etat-Major de la Défense de 1997 à 2001.
- Henry Sokolski, membre du comité consultatif de l’UANI. M. Sokolski est un spécialiste des questions liées à la prolifération nucléaire. Il a conseillé la CIA en 1995-1996.
- Wolfgang Schüssel, membre du comité consultatif de l’UANI et ancien Chancelier d’Autriche (2000 à 2007).
- Pauline Neville-Jones, membre du comité consultatif de l’UANI, ancienne ministre britannique de la Sécurité (2010-2011).
- Ana Palacio, membre du comité consultatif de l’UANI, ancienne ministre espagnole des Affaires étrangères (2002 à 2006), actuellement directrice internationale et marketing d’Areva.
Pour résumer, nous avons là des anciens de l’administration Bush, des services de renseignement américains, britanniques, allemands et israéliens, et d’anciens hauts responsables européens pro-Bush. Peut-on imaginer la puissance de lobbying de l’UANI lorsque se conjuguent toutes ces influences ?
L’UANI a bien fait pression sur GM et Peugeot
Peugeot a beau affirmer que sa décision de se retirer d’Iran « n’a pas été prise pour répondre à des pressions de GM », il est manifeste que l’UANI a fait pression sur GM pour que Peugeot cesse ses activités en Iran en menaçant le constructeur américain d’une enquête au Congrès sur son alliance avec le constructeur français.
Les éléments de preuve se trouvent sur le site même de l’UANI, sous la forme de deux courriers envoyés par Mark Wallace à Daniel Ackerson, PDG de GM, et à Philippe Varin, PDG de Peugeot – avec en copie, entre autres, Barack Obama.
Dans ces deux courriers datés du 9 mars 2012, l’UANI rappelle le régime de sanctions qui s’applique à l’Iran et l’interdit imposé aux entreprises américaines de développer des affaires avec les entreprises iraniennes. Il rappelle également un élément clé de cette histoire : depuis son renflouement par l’Etat en 2008, GM est à 32% une entreprise publique. Extrait du courrier à GM :
« A la lumière du fait qu’en 2008-2009 les contribuables ont financé à hauteur de 50 milliards de dollars le sauvetage de GM et les 32% de participation du Département du Trésor américain dans GM, il est inacceptable que GM entre en partenariat avec une entreprise qui fait si ouvertement des affaires avec un régime responsable de la mort de militaires des Etats-Unis et de l’Otan et qui menace la sécurité des Etats-Unis et du monde. »
Elle se termine ainsi – tout comme le courrier à Peugeot, par ailleurs :
« Merci de nous faire savoir avant le 19 mars 2012 si oui ou non vous allez agir pour mettre fin aux affaires de Peugeot en Iran. »
En s’alliant à GM, Peugeot avait-il anticipé le fait que son partenaire américain était non seulement soumis au respect de l’embargo contre l’Iran mais devenu aussi en partie une entreprise publique ? Indirectement, il s’alliait avec le gouvernement des Etats-Unis. Or, comme on l’a vu, l’UANI est solidement ancrée dans le monde politique américain. Un claquement de doigt de sa part suffit pour diligenter une enquête au Congrès et entraîner de lourdes sanctions.
L’étrange mission de Michel Rocard en Iran
Vous vous souvenez certainement qu’une semaine à peine après l’élection de François Hollande une polémique a éclaté en France au sujet d’un voyage effectué en Iran par Michel Rocard. Ce dernier avait alors déclaré qu’il s’agissait d’une visite « privée » et d’une « initiative personnelle ». Les journaux ont indiqué que l’ancien premier ministre avait rencontré le chef de la diplomatie iranienne, Ali Akbar Salehi, le négociateur pour le dossier nucléaire, Saïd Jalili, ainsi que le président de la commission des affaires étrangères du Parlement, Alaeddin Boroujerdi.
Michel Rocard aurait donc effectué cette visite pour discuter de la situation géopolitique et du dossier nucléaire. Or, si vous explorez le site internet d’Iran Khodro, vous aurez la surprise de tomber sur un article rendant compte de la réunion que Michel Rocard a tenue avec le partenaire local de Peugeot. La rencontre a d’ailleurs été photographiée :
Tribune officielle, drapeaux des pays, responsables d’Iran Khodro, voilà qui donne un caractère particulier à cette visite « privée ». Selon le site internet d’Iran Khodro (IKCO), Michel Rocard aurait déclaré :
« Je ne crois pas que les 7% de participation dans Peugeot acquis par GM vont affecter les relations d’affaires entre Peugeot et IKCO. »
Quelle est l’origine de la démarche de Michel Rocard ? Est-ce une « initiative personnelle » comme il le revendique ou un mandat officieux du président nouvellement élu, ou du groupe Peugeot lui-même ? Par ailleurs, sa déclaration lors de la rencontre avec Iran Khodro a lieu le 12 ou le 13 mai. Or, le 10 avril, l’UANI a envoyé un second courrier à Peugeot pour faire part de sa vive impatience suite aux atermoiements de Peugeot qui n’annonce pas clairement la fin de ses activités en Iran, mais un report de mois en mois.
Peugeot est assurément dans une position inconfortable. D’un côté, il est compréhensible que le groupe français ait de fortes réticences à quitter un marché difficile où il a su s’implanter sur le long terme et y réaliser des bénéfices importants. Il y a tissé des liens d’affaires, il s’est intégré dans le paysage local. Il a intégré des éléments culturels complexes, comme le rappelle le site internet d’un parlementaire iranien :
« Le Français, qui a introduit en Iran de nouvelles méthodes de production, connaît mieux qu’aucun autre constructeur automobile le marché et les règles du jeu locales. »
D’un autre côté, Peugeot ne fait pas le poids face aux pressions exercées par le lobby de l’UANI. Si la déclaration de Michel Rocard n’est pas une initiative personnelle mais le message officieux du gouvernement français ou du constructeur lui-même, de fortes tensions avec les Américains sont à venir très prochainement sur ce dossier. Ainsi, il ne serait pas surprenant que l’alliance de Peugeot avec GM soit remise en cause si la position française reste dans le flou.
Lors de l’annonce de l’alliance GM/Peugeot le 29 février, Eric Besson avait affirmé qu’elle serait « favorable à l’emploi ». En attendant, les salariés de PSA Vesoul qui fabriquent les pièces détachées à destination du marché iranien ont été mis au chômage technique en début d’année. Une mesure reconduite de mois en mois mais qui est certainement appelée à devenir définitive.