Le nouveau conflit militaro-politique qui oppose les deux Corées semble sans fin. Une guerre éventuelle sur la péninsule coréenne est-elle plausible ? Quelles pourraient être ses conséquences ? À quoi pourrait ressembler un conflit entre les deux Corées et quelle position pourraient adopter les États-Unis, la Chine et la Russie s’il éclatait ?
Préface
D’après l’opinion majoritaire, il n’y aura pas de guerre. Personne n’en a besoin et surtout pas la Corée du Nord ou le Japon.
La Corée du Sud n’en a pas non plus besoin car il est moins rentable d’entrer en confrontation de contact en ayant une infrastructure complexe et une économie industrielle développée que d’apporter une aide humanitaire à la Corée du Nord.
Les États-Unis, enlisés en Afghanistan et au Proche-Orient, n’ont pas plus d’intérêt à voir éclater un tel conflit. Ce serait une épreuve trop lourde pour le système de sécurité internationale en Asie-Pacifique, surtout dans un contexte d’instabilité financière croissante.
La Russie fait partie du même lot : cette passe d’armes entre les deux Corées est, pour elle, plutôt une sorte de désagrément collant à éviter qu’une catastrophe nationale. Moscou est traditionnellement respecté à Pyongyang même si les relations entre les deux pays sont moins solides depuis les années 1990. Quant à la Corée du Sud, les Russes lui fournissent des armes et développent avec elle du matériel spatial et militaire. Cette guerre serait donc particulièrement désagréable pour la Russie, d’autant qu’elle ne pourrait l’influencer qu’indirectement.
Par conséquent, l’issue la plus plausible de cette crise printanière dans la péninsule de Corée serait un accord conclu en coulisses pour apporter davantage d’aide au profit de Pyongyang ou assouplir les sanctions.
Les alliés
Tout d’abord, une éventuelle guerre sur la péninsule n’opposerait pas seulement les deux Corées. En cas de conflit, la Corée du Nord serait au moins confrontée à l’intervention des États-Unis et, en cas d’utilisation de l’arme de destruction massive (ADM), à l’ensemble de la communauté internationale dont le Japon.
Sachant que la Russie resterait de manière ostentatoire en dehors du conflit, bien que Washington puisse faire pression sur Moscou.
La Chine, acteur central de la guerre de Corée de 1950-1953, se retrouverait dans une situation difficile qui exclurait de facto toute intervention directe. Elle pourrait fournir à outrance des munitions et de la nourriture à Pyongyang mais le premier mouvement d’un « volontaire » chinois sur ce front serait un sérieux problème.
Aujourd’hui Pékin n’a absolument pas besoin de ce conflit, contrairement à la première guerre de Corée. En cas de blocus et d’offensive aérienne contre la Corée du Nord, les Chinois pourraient devoir utiliser leur armée pour retenir le flux de réfugies affamés. Par conséquent, l’ingérence de Pékin serait une sorte de poing frappé sur la table et adressé à tous les acteurs du conflit afin de l’empêcher de dégénérer en guerre. Rien de plus, très certainement.
Les belligérants pourraient également reprendre leurs esprits après quelques jours de bombardements. Ainsi, la Chine gagnerait des points comme leader régional en les faisant s’assoir à la table de négociations. Une attitude qui serait d’autant plus marquante si les USA étaient incapables d’empêcher le conflit armé.
Mais Pékin ne lancera pas ses efforts et ses moyens, même si l’idée de transformer Pyongyang en « hamster de combat » pour des crises contrôlées en Asie-Pacifique paraît prometteuse (c’est déjà en partie le cas). Cette initiative est pourtant compliquée par les ambitions des autorités nord-coréennes et par le fait que jouer à la déstabilisation amène justement une vraie déstabilisation. Et là, la guerre est à deux doigts.
De ce fait, la Corée du Nord se retrouve seule face à la Corée du Sud – ce qui reste supportable – et aux États-Unis. Épuisés après deux décennies d’hégémonie mondiale, les USA restent capables d’anéantir une armée classique du XXe siècle.
Cela a fonctionné en 2003 en Irak mais ici, l’invasion terrestre ne sera pas nécessaire : le Sud fera tout le travail. On assisterait alors à une nouvelle version de la Yougoslavie de 1999.
L’art militaire du Juche
En comparaison avec l’armée sud-coréenne, celle de Corée du Nord paraît nombreuse et belliqueuse mais elle est largement moins bien équipée. Les troupes du Nord sont supérieures en nombre, ont plus de canons d’artillerie et de chars.
Cependant, en regardant de plus près les véritables performances techniques ou encore l’état et les capacités logistiques en cours d’opération – avant tout le carburant pour l’aviation et les blindés – le tableau se renverse. La Corée du Nord peut, en réalité, faire avancer sur le champ de bataille un grand nombre de matériel obsolète mal entretenu. C’est encore pire pour l’aviation.
Une attaque frontale contre le Sud, vu sa supériorité en termes de transmissions, de renseignement et sa domination aérienne, entraînerait des pertes immenses pour le Nord.
Étant donné la supériorité de l’ennemi en mer, les flancs de la Corée du Nord seraient également ouverts à une opération tactique, voire un débarquement d’infanterie de marine – sans parler de l’aviation navale.
Les « forces spéciales nord-coréennes », qui représenteraient des dizaines de milliers de soldats, ne sont que des fantassins bien formés sans renforts particuliers, qui ont pour mission d’« inflitrer » le Sud, désorganiser les lignes arrières des Sud-coréens ou encore mener une guérilla. À quoi cela ressemblerait ? Quelles seraient les pertes ? C’est un autre sujet.
La Corée du Nord menace de transformer Séoul en « mer de feu ». Ces déclarations ne paraissent pas aussi impressionnantes si l’on calcule la portée réelle de l’artillerie du Nord. Certes, Séoul n’en sortirait pas indemne, loin de là, mais on ne peut pas dire que la Corée du Sud serait réduite en cendres en une journée.
Quant à l’utilisation d’une arme de destruction massive (nucléaire : improbable ; chimique : possible) qui pourrait avoir des conséquences terribles, surtout pour la population civile du Sud, elle provoquerait également une riposte contre le Nord. Après cela, les États-Unis feraient méthodiquement revenir la Corée du Nord à l’âge de pierre, voire au Protérozoïque. Même sans l’ingérence totale d’autres puissances.
La défense antiaérienne de la Corée du Nord semble importante mais elle a pour base une artillerie sol-air obsolète, uniquement capable de contrer des missiles de croisière à basse altitude. Cette défense serait exterminée dès les premiers jours ou devrait se débrancher pour survivre. Du point de vue de l’attaquant, c’est du pareil au même – surtout si l’on prend en compte l’absence d’intégration réelle des systèmes de renseignement et de transmissions de Pyongyang.
Les conséquences d’une telle guerre seraient déplorables aussi bien pour les Nord-coréens que pour l’humanité en général. On pourrait bien sûr trouver une forme aiguë de fierté nationale voire de patriotisme dans l’extermination d’une armée enthousiaste mal équipée. En fin de compte, en 1980-1988 dans la guerre contre l’Irak, l’Iran utilisait la tactique de « vagues humaines » pour tenter de résoudre le conflit de position.
Mais une telle extermination humaine, sans grand effet, pourrait déclencher des troubles sociaux très désagréables pouvant, pourquoi pas, dégénérer en révolution.
Or ce serait précisément l’objectif du commandement des opérations psychologiques des États-Unis. La version parfaite ? L’ennemi se mettrait lui-même en condition grâce à ses contradictions internes et il suffirait de le laisser se fatiguer et désespérer.
L’économie
En principe, le fait que la Corée du Nord ait maîtrisé aussi rapidement les technologies balistiques et ait pu créer un dispositif nucléaire n’est pas étonnant, bien qu’il soit imparfait. Il est encore trop tôt pour parler de la présence au Nord d’une munition nucléaire, qui plus est d’une ogive pour un missile.
De plus, la mobilisation limitée des faibles ressources nord-coréennes est combinée à la minimalisation des dépenses « secondaires » – c’est-à-dire celles qui ne servent pas à la défense et à l’entretien. Le contexte socioéconomique permet à Pyongyang de contrôler et diriger fermement l’économie.
Il est exagéré de penser que l’obscurité, la famine et les dix plaies d’Égypte règnent en Corée du Nord. Les cataclysmes naturels de la seconde moitié des années 1990, couplés à la dégradation des sols en raison d’une agriculture extensive, ont effectivement entraîné une pénurie alimentaire et la famine à une certaine époque. Mais cette situation a déjà été surmontée et selon certaines informations, à la fin des années 2010, la Corée du Nord avait réussi à améliorer considérablement sa production agricole.
Néanmoins Pyongyang est incapable de maintenir une économie industrielle développée et équilibrée mettant l’accent sur l’innovation. Certains secteurs « secondaires » de l’industrie connaissent un développement très lent.
La modernisation autoritaire contrôlée, accompagnée d’un assouplissement considérable des sanctions internationales, pourrait mener à un « miracle nord-coréen ». À condition qu’on en ait besoin sur fond de réduction de la consommation à travers le monde et d’excès des capacités industrielles.
Mais la situation actuelle s’apparente de plus en plus à un trou noir : la Corée du Nord dépense ses meilleures ressources personnelles et technologiques pour la défense et le développement d’une arme de destruction massive, tandis que le reste de l’industrie tourne au ralenti, voire se dégrade. La situation était similaire en URSS dans les années 1980 et rien ne prête à croire que dans le cas présent, l’affaire se terminera autrement.
Toutefois, la capacité de résistance du système social nord-coréen est bien plus élevée qu’en URSS, ce qui donne davantage de liberté d’action au gouvernement. Deuxièmement, après avoir observé le déclin du « système socialiste mondial » et le triste sort de l’Irak, de la Libye et de la Syrie, les autorités nord-coréennes agiront bien plus prudemment.
En fin de compte, il y a toujours l’exemple de la Chine et du Vietnam qui ont réussi à tenir et à intégrer le marché mondial sans perdre leur continuité politique.
La Corée du Nord a donc un potentiel économique, bien qu’elle soit incapable de supporter le fardeau militaire. Mais on ignore comment elle réagirait en cas d’offensive aérienne.
Epilogue
Il n’y aura pas de guerre car elle ne serait bénéfique pour personne. Tout conflit peut être réglé par la négociation, aussi ferme qu’il soit. Le monde est trop interdépendant pour entreprendre des mesures destructrices qui frapperaient la production et le commerce.
Ces arguments sont semblables à ceux de la presse du tournant des XIXe et XXe siècles, qui s’interrogeait sur l’éventualité d’une nouvelle grande guerre en Europe. « Certes, elle est possible, écrivaient les journalistes connus de l’époque, mais personne n’en a besoin et pour cette raison elle ne se produira pas. Après tout, nous sommes des gens civilisés, pourquoi tout cela ? »
Seul Friedrich Engels s’était permis, en 1887, d’aller à contre-courant de ces idées majoritaires :
« Huit à dix millions de soldats s’entretueront et dévasteront l’Europe comme une nuée de sauterelles. Une dévastation en l’espace de trois à quatre ans comparable aux ravages causés par la Guerre de Trente ans et étendue sur tout le continent. La famine, les épidémies, le retour universel à la barbarie tant des troupes que des masses populaires du fait de la misère profonde ; une désagrégation irréparable de nos mécanismes artificiels du commerce, de l’industrie et du crédit aboutissant en une banqueroute généralisée : l’effondrement des vieux États et de leur sagesse politique conventionnelle au point où les couronnes rouleront par dizaines sur la chaussée et qu’il ne se trouvera personne pour les ramasser… l’impossibilité absolue de prévoir comment tout cela finira et qui sortira victorieux de la bataille. »
L’année 1914 a tout remis en place.
Konstantin Bogdanov