Depuis qu’Interdit d’interdire de Frédéric Taddeï est devenu une émission culturelle mainstream, c’est-à-dire soporifique, on ne regarde plus. Une fois par mois, par acquis de conscience, on passe en revue les thèmes des 15 à 20 émissions passées (c’est une quotidienne du lundi au jeudi) et on réagit à quelques stimuli comme oligarchie, dissidence, gauchisme, lobby ou fascisme, histoire de savoir si Frédo aborde un de nos thèmes favoris. Il faut dire qu’on est tricards sur RT, qui n’a pas envie d’aggraver son cas devant les autorités, qui ont dés-accrédité la chaîne franco-russe à l’Élysée. Lavrov a évoqué cette censure dans sa dernière intervention.
Après un survol des thèmes du mois, on a fondu comme un aigle sur le numéro consacré à la nouvelle coqueluche de la gauche agonisante, prête à tout pour retrouver des penseurs, une jeunesse, un espoir. Et cet espoir s’appelle Geoffroy de Lagasnerie. Il est beau, grand, fort, intelligent, radical (ça excite les vieux gauchistes), il parle vite et bien, il a fait des études sup et il apporte un vent de fraîcheur sur une idéologie moribonde, qui n’a plus que des vieilles recettes pour tenter de peser dans des débats qui la dépassent (souverainisme, oligarchie, lobbies, dette, néolibéralisme). On a bien écouté Lagasnerie, et on a trouvé des failles dans son raisonnement, mais sans forcer, sans le vouloir. Les gauchistes vont être déçus mais voyez-vous, on préfère leur dire la vérité.
Le titre est un peu dur, mais résume le propos : le philosophe produit des envolées lyriques exaltantes aux oreilles des jeunes pour finir par se retrouver le cul dans l’eau, comme les migrants en Méditerranée, c’est-à-dire au milieu des vieilles lunes qu’il est censé remiser. Démonstration.
« Il y a quelque chose quand même qui est assez fou c’est une forme de tonalité passéiste dans la gauche, il y a un ton passéiste qui s’est installé depuis une vingtaine d’années et moi je parle dans le livre du triomphe de la pensée “D”, c’est-à-dire qu’on analyse tous les systèmes de pouvoir et toutes les offensives des forces contre-réactionnaires comme quelque chose qui défait quelque chose, ça démantèle, ça déstructure, ça précarise, ça crée de l’exception, etc., Mbembe a été un des grands penseurs de cette force-là, mais dès que vous analysez le présent ou le futur voulu par les forces conservatrices comme le fait de défaire quelque chose, en fait, paradoxalement, vous vous mettez en position de valoriser l’ordre passé et de le présenter comme étant plus protecteur, plus généreux, plus rationnel que avant et donc vous faites régner dans la gauche une pensée passéiste. »
Analyse rapide du premier pâté
Donc 1936 (Front populaire), 1945 (Conseil national de la résistance) et 1969 (Grenelle), ce serait de la pensée passéiste...
Concrètement, ce que Geoff appelle « l’ordre passé » que la gauche regretterait ou valoriserait, c’est le temps des acquis sociaux, de la protection sociale forte, du libéralisme moins virulent. On peut trouver cet ordre ancien rétrograde, mais il va falloir vendre ça aux Français qui ont perdu ou qui perdent actuellement cette protection, via par exemple des services publics qui sont de plus en plus privatisés, donc dégradés. Allez recevoir un colis par La Poste, prendre un billet de TGV, demander un remboursement pour des lunettes...
« Le néolibéralisme est l’un des mots que j’essaye de critiquer dans le livre parce que on y reviendra, mais le mot “libéralisme”, le concept de libéralisme joue un rôle très très nocif dans la gauche, parce qu’il est toujours analysé comme une force destructrice du commun, du politique, de l’amour, de l’intimité, je sais pas quoi, n’importe quoi, et donc paradoxalement on va présenter ce que le néolibéralisme défait comme positif pour critiquer le néolibéralisme et donc on en vient à valoriser la famille, l’entreprise, le travail, les cadres collectifs qu’on critiquait auparavant comme étant des sources de pouvoir et donc effectivement il se met à régner dans la gauche une forme d’humeur passéiste, une humeur conservatrice même, en un sens, parce que la gauche n’arrive pas ou ne tient pas une capacité à produire des systèmes autonomes d’analyse et des forces politiques progressistes en tant que telles. »
Analyse du deuxième pâté
La famille, l’entreprise, le travail, sont des lieux de pouvoir, et donc sont à critiquer ou déconstruire, si l’on suit la logique de Geoff. Effectivement, pour les gauchistes, c’est là où se situent les prétendus pouvoirs discriminateurs : celui du père, du mari, de l’homme, du Blanc, du patron, du colonialiste et on imagine, de l’État par-dessus. Depuis que ces pouvoirs sont remis en cause, tout marche de traviole : la famille a explosé (en partie, parce que les parents ne sont pas tous inconscients ou gauchistes), l’entreprise s’est néolibéralisée, c’est-à-dire qu’elle envoie valdinguer la protection sociale de l’employé (en partie, mais la tendance est là), et l’État n’assure plus la protection des plus faibles. On le voit avec l’insécurité qui est devenue un programme d’État et qui ne touche que les populations les plus fragiles, en premier lieu.
Pour son programme de revitalisation de la gauche, Lagasnerie compte sur les jeunes, surtout ceux qui vont à l’université, car selon lui, les 20-30 ans d’aujourd’hui auront le pouvoir dans 20-30 ans, et il suffit d’attendre. Il prône le travail d’imprégnation à long terme, tout simplement. Donc autant travailler sur ce segment sociologique plutôt que de s’emmerder à aller faire des plateaux chez BFM TV ou LCI, où des dispositifs dominants tronquent le débat, ce qui n’est pas faux. Mais la gauche dont parle Geoff a encore accès à ces tribunes, socialo-sionisme oblige, alors que la gauche sociale et nationale incarnée par Alain Soral n’y a pas accès. De cela il ne sera malheureusement pas question dans cet entretien portant pourtant sur l’idéologie et la politique profonde.
Le mot progressisme revient souvent dans la bouche du jeune philosophe (39 ans d’âge). Geoff est résolument progressiste, il ne remet donc pas en cause les postulats pourtant contre-réels ou contre-productifs de la gauche, seulement ses méthodes, considérées comme vieillottes et inefficaces. Il prône le progressisme mais une chose est sûre : actuellement, le progressisme est au pouvoir, ce même progressisme que Geoff considère comme la véritable opposition au pouvoir d’État !
Chaque jour que Dieu fait, le progressisme progresse, on le voit avec le féminisme, la déconstruction de l’homme blanc patriarcal, la destruction des frontières nationales et morales, l’invasion migratoire... Lagasnerie a gagné, et il se voit en penseur de l’opposition, allez comprendre. Mais la verve lagasnérienne suffit à impressionner l’animateur, qui ne semble pas voir les failles du raisonnement.
Taddeï : « Alors là où ce livre, Sortir de notre impuissance politique, est assez révolutionnaire encore une fois puisqu’il demande à la gauche de changer de tactique… Or, il y a des tactiques qui sont profondément ancrées dans l’histoire et dans la mythologie de la gauche, par exemple la grève. Vous dites : “la grève ça fonctionne plus, ça fonctionne plus !” »
Lagasnerie va alors développer son mode d’action. On va entrer dans le concret. Enfin, théoriquement.
« Je pense que le modèle qui devrait être le modèle de la gauche, en vérité, c’est l’action directe, c’est-à-dire qui est par définition une action, c’est-à-dire que vous produisez votre propre légalité, vous vous substituez au gouvernement en quelque sorte, vous produisez votre propre loi, et d’autre part vous forcez l’État à être sur la défensive parce que c’est vous qui agissez et qui produisez de la légalité que vous voulez voir venir.
Pour moi l’un des exemples majeurs de ça ces derniers temps ça a été la lutte sur la question migratoire avec Cédric Herrou, avec Paola [En fait, Carola, NDLR] Rackete en Italie par exemple où des gens qui ont affrété des bateaux pour aller chercher des migrants qui se noyaient dans la Méditerranée, quand vous faites ça, en fait, vous vous substituez à l’État. Vous dites à l’État “moi je veux une légalité”, ces gens sont secourus, ces gens sont accueillis, ces gens sont emmenés chez le médecin et en fait c’est à l’État de réagir après ça, vous avez produit votre légalité, vous avez produit votre temporalité, vous avez produit tout ce que vous voulez voir advenir dans le monde et en quelque sorte vous avez forcé l’État à être sur la défensive et ce qu’on a obtenu, ce qu’on a observé, c’est que ces actions-là elles ont produit des régressions de l’État. »
Analyse du troisième pâté
À la 21e minute, Lagasnerie veut mettre l’État « sur la défensive », mais l’État, c’est la dernière protection des pauvres, et c’est l’État que démantèle, sciemment, progressivement, progressistement, le néolibéralisme ! Jean Jaurès ne disait pas autre chose :
« À celui qui n’a rien, la patrie est son seul bien. »
De ce fait, Lagasnerie est un néolibéral qui s’ignore ! L’État, s’il fait bien ou plutôt bien son travail, c’est la dernière protection des pauvres et des fragiles ! On rappelle que l’État reverse plus de 500 milliards d’aides diverses chaque année aux Français, ne l’oublions pas, et comme par hasard, Zemmour trouve ça trop. Mais ce concret-là, Lagas ne le prend pas en compte. Certes, l’État est imparfait, mais il fonctionne encore, malgré la défaillance néolibérale à sa tête. Prière de ne pas confondre l’État avec les réseaux de pouvoir occultes qui ont mis la main dessus, et surtout sur ses aspects régaliens : la police, la justice, le renseignement...
Lagas reprend :
« L’État a été obligé de régresser, par exemple sur Cédric Herrou, ça a été à mon avis assez peu commenté, c’est qu’en se battant sur la question du principe de fraternité, sur le droit d’agir pour emmener les migrants chez le médecin, à être logés, à être nourris, etc., eh bien il a été jusqu’au Conseil constitutionnel et il a fait constitutionnaliser le principe de fraternité, il a fait casser la loi sur le délit de solidarité et quand vous avez constitutionnalisé la fraternité, franchement vous avez un champ des innovations juridiques extrêmement puissant en fait pour agir sur l’État, et Paola Rackete en Italie par exemple en ayant débarqué des bateaux contre la décision de Salvini, aujourd’hui c’est Salvini qui est mis en examen pour mauvais traitements en Italie, et c’est elle qui est considérée par les juges comme ayant agi légalement en état d’urgence et des droits de la mer. »
Analyse du quatrième pâté
Aïe, que Geoff aille soutenir sa thèse devant les Français ou les Italiens qui reçoivent dans leurs villages, sans les avoir demandés, des hordes de migrants armés d’esprit de revanche et de couteaux contre leurs hôtes, qu’ils accusent de tous les maux, de leur propre pauvreté et de la pauvreté de leur pays...
Plus généralement, si Geoff prône l’« action directe » de sinistre mémoire (un groupe terroriste manipulé par Mitterrand dans les années 80), pourquoi ne pas soutenir les manifestations des Gilets jaunes, qui étaient pourtant très « proactives » fin 2018 ? Des centaines de milliers de Français en colère ont mis l’État macronien sur la défensive, le renversement du régime néolibéral n’a pas eu lieu, mais ce n’est qu’un premier essai, la première secousse du volcan français qui se réveille. La preuve que les Gilets jaunes ont été efficaces, c’est que la répression a été ultra rapide, et féroce ! Comme celle qui s’abat en permanence sur Soral et Dieudonné. De ce côté-là, on peut dire qu’il y a opposition réelle, profonde, efficace.
En conclusion nous dirons que le jeune Lagasnerie plaque des méthodes conceptuelles nouvelles sur des postulats faux, ou niés par le réel (les Français qui auraient besoin des migrants, par exemple, d’où les « héros » gauchistes Herrou et Rackete). Cette erreur de jugement part d’une image de la France faussée, c’est le cas de beaucoup d’universitaires gauchistes (pléonasme) qui connaissent mieux les livres (gauchistes) que le réel, ou qui ne le connaissent que par le livre. Il faut lire, certes, mais aussi vivre, se plonger dans le réel, dans la viande sociale, savoir de quoi mais aussi de qui on parle. Parce qu’on parle des gens.
Finalement, quand la gauche du travail n’est pas adossée à la droite des valeurs, elle se trahit et trahit les Français.