Arthur Sapaudia pour E&R : Cher Maître Viguier, sur quel sujet travaillez-vous en ce moment ?
Damien Viguier : Sur un sujet qui me travaille autant que j’y travaille, depuis trente ans. Difficile à définir. Il s’agit de famille et d’État, de questions qui touchent à notre droit, à son histoire et à l’avenir de nos sociétés. Mais tout juriste y travaille peu ou prou, même inconsciemment. Je n’ai jamais cessé d’y travailler. Avec de loin en loin des essais, entrecoupés de détours et de recherches complémentaires. Par exemple l’ouvrage La Réification de la parole , paru en 2015, qui est un concept connu des marxistes, réuni trois études particulières qui sont des façons de parfaire des points théoriques importants que j’avais déjà bien ébauchés dans ma thèse (en 2008). La question de ce qu’est une dette, celle de la société commerciale et enfin celle du patrimoine, en tant que représentation de la personne. Ensuite, avec Du pécule au capital , paru en 2017, j’ai même enfin réussi à lever l’un des plus gros obstacle techniques. Ce qui réunit ces deux ouvrages, c’est la vision comptable. Je dois beaucoup à cet égard à Werner Sombart et à son ouvrage Les Juifs et la Vie économique . Un maître-livre.
Enfin dernièrement, été 2019, comme convoqué par les terribles lacunes révélées par l’événement des Gilets jaunes, je me suis remis plus sérieusement sur l’ensemble du sujet. Je sens bien l’urgence qu’il y a de penser des notions comme le pouvoir, la représentation et l’autorisation. Mais cela m’a orienté vers un nouveau détour, incontournable, celui des structures de la parenté. D’où La Controverse de Ravenne – Le juif, l’inceste, l’Antéchrist , paru voici un an. J’ai l’impression que maintenant le terrain est prêt. J’espère que ce n’est pas une illusion. En tous cas les séminaires que je donne au sein d’E&R m’auront permis de préciser la question du droit canonique, c’est-à-dire de la construction de l’Église catholique.
D’ailleurs les camarades qui suivent ces séminaires, dont certains depuis le début, m’apportent une aide précieuse. Ainsi A.D., qui est marxien et bon connaisseur de Hegel, m’a aidé à comprendre ce que je cherchais à dire sans y parvenir. C’est que les concepts juridiques sont impensables indépendamment de la pratique qui les a produits. Il y a donc deux choses absolument inséparables. Le sujet qui conçoit à un moment donné, quelque part, dans le contexte d’une pratique précise. Et l’objet conçu. En l’occurrence du droit, il s’agit d’un sujet collectif. Le travail productif n’est pas individuel mais social. Et les objets touchent également au social : personne, État, représentation, obligation, propriété, etc. Bref, une fois que cela est saisi, la distinction devient claire entre les deux axes. Et il devient plus facile de se concentrer sur l’un, puis sur l’autre, alternativement. D’où ce sur quoi je travaille depuis deux ans. D’un côté la notion de personne, c’est l’objet, qui relèverait du droit pur ou de la philosophie politique. De l’autre la méthode casuistique dans l’université, c’est le sujet, cela appartient plutôt à l’histoire du droit.
Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est la casuistique ?
Volontiers. Autant que possible dans le cadre de notre entretien. Le terme a mauvaise presse. On pense au jésuitisme, qui consiste à couper les cheveux en quatre afin d’échapper à la culpabilité. Même connotation péjorative, pour des fins similaires, avec le talmudisme, et en bref avec tout ce que Céline disait consister à « enculaguailler la moumouche ».
Pour être plus précis j’entends par casuistique une pratique sociale, une praxis consistant dans une discussion réglée entre gens sélectionnés qui, de manière désintéressée, cherchent à donner à une question sa solution. Des faits litigieux sont traduits en question, et la question suscite des réponses, souvent celles-ci se confrontent jusqu’à la trouvaille de l’énoncé qui fera consensus.
Cet art de la dispute, les philosophes grecs les premiers l’ont mis à l’honneur. Les romains l’ont cultivé. D’où leur droit. On en trouve des équivalents en Inde et jusqu’en Chine, chez les Perses, les Arabes et les juifs. Mais les médiévaux ont élevé cet art au rang de science. Ils en ont fait une technique quasi industrielle en fondant quelque chose de nouveau et d’unique au monde. Une Université. Ils se sont concentrés de manière obsessionnelle sur les idées qui jaillissent dans la controverse. Ils les ont nommées, définies, ordonnées. Et ce labeur collectif s’est poursuivis aux XVIIe et XVIIIe siècles. Je dois vous donner deux ou trois références. Lisez la Sociologie du droit de Max Weber. Et les deux précis de Philosophie du droit de Michel Villey. Ils parlent de ça.
La casuistique est vivante à l’extrême dans les mondes anglo-américains d’un côté, slave de l’autre. Mais dans la partie latine, la France, avec la Révolution et surtout avec l’Empire, a basculé dans le militarisme, l’autoritarisme et la bureaucratie la plus idiote. Dans un pays comme le nôtre, les juristes et les philosophes ont interdiction de réfléchir. Ils ont un devoir d’obéir comme des cadavres aux ordres de leur hiérarchie. C’est donc un pays facile à occuper.
Et je ne vous parle pas des sociologues, ou pire, des historiens. Durant tout le XIXe siècle et jusqu’au milieu du XXe siècle, les Allemands n’étaient pas comme ça. Les Français ont été biberonnés dans la haine du boche que l’on se représentait vêtu d’une peau de bête ou de son casque à pointe. La réalité, c’est que l’universitaire allemand, étudiant ou professeur, était libre. Il n’y avait pas ce cloisonnement disciplinaire entre droit, histoire et philosophie. Karl Marx, par exemple, est un exemple typique du juriste allemand.
À l’occasion d’un de vos cours de droit donné avec l’université d’E&R, vous avez abordé la dichotomie entre les anomalistes et les analogistes. Pouvez-vous, s’il vous plaît, éclairer notre auditoire sur le sujet ?
C’est un sujet déjà plus difficile à aborder. Il s’agit pour moi d’une découverte inattendue. Plusieurs pistes se sont recoupées. En histoire du droit, en droit civil et en philosophie. Vous conviendrez que le droit, la grammaire et la philosophie peuvent former des disciplines clairement séparées, avec chacune leur domaine propre. Et voici qu’en approfondissant un point de droit, à force de creuser, d’un seul coup, on s’aperçoit que l’on a changé de monde et qu’on se situe sur le terrain de la grammaire, et qu’un nouveau passage conduit encore à la philosophie.
À l’occasion d’une affaire, je travaillais sur la question psychiatrique de la pédophilie. De là j’aborde le problème de la puberté en lien avec la majorité sexuelle. Et je découvre une querelle qui remonte chez les juristes au IIe siècle de notre ère mais dont les précurseurs sont des philosophes Grecs. Il faudrait partir de Cratyle et Hermogène (il y a le livre de l’écrivain Renaud Camus, Du sens).
C’est une question relative au langage. Mais je ne crois pas que ça soit très connu, ni des linguistes ni des philosophes.
En deux mots. L’anomaliste cherche à dégager les règles du langage. Il s’intéresse en particulier aux exceptions et aux cas complexes qui sont difficiles à soumettre à des règles. C’est à cette épreuve qu’il modifie constamment ses conclusions. Il reste prudent sur ses capacités à concevoir un système complet et parfait.
L’analogiste procède différemment. Une fois énoncée la règle générale induite des cas normaux, lorsqu’un cas exceptionnel se présente, il ne remet pas en cause sa règle. Il préfère modifier le cas pour le faire entrer dans la règle.
Schiappa est analogiste. Elle constate que c’est souvent après 15 ans que les filles sont mûres pour leurs premiers rapports sexuels. Ça devient l’âge du consentement. Pour celle qui n’a que 14 ans l’acte est tout simplement interdit.
C’est dans l’ouvrage Pédophilie, viol et séduction que j’ai commencé d’en traiter. Récemment j’ai terminé un article pour approfondir encore l’opposition entre analogistes et anomalistes à Rome. Et j’ai le projet d’aller plus loin. Il y a des liens avec ce que Max Weber appelait, d’un terme allemand qui signifie démagification, le désenchantement du monde. Avec des rapports entre chamanisme, magie, gnose et science. C’est encore à venir.
Faut-il y voir un lien avec le livre de Marcel Gauchet ?
Bien sûr. Quand Gauchet intitule son livre ainsi c’est en référence à Weber. Au passage, je dois vous confier qu’il n’y a jamais qu’auprès de Gauchet que j’ai pu étudier la philosophie. Dieu merci j’ai échappé au pseudo-enseignement infligé aux lycéens puisque je m’étais engagé dans l’armée durant mon année de première et qu’ensuite je suis entré directement à l’université.
Les cours de Gauchet se déroulaient en trois temps, dans la plus pure tradition. D’abord un monologue de deux heures, puis une heure à une heure et demi de questions, enfin, pour le cercle restreint dans lequel je fus introduit, une réunion au café du coin.
J’ai suivi son séminaire pendant plusieurs années. Et même lorsque j’avais décroché des conférences de Pierre Legendre et des séminaires de Yan Thomas j’allais encore de temps en temps à celui de Gauchet. Bien entendu j’ai pu fréquenter d’autres auditoires, celui de Zarka, de Bouchindhomme et d’autres que j’oublie. Mais assidûment comme les cours de Gauchet, aucun. Par contre je n’ai jamais mis les pieds chez Derrida. Le séminaire de Derrida et celui de Gauchet avaient lieu en même temps.
Pouvez-vous nous parler de Max Weber et préciser quelle partie de son travail vous intéresse ?
Weber est devenu une sorte de mot de passe. En économie, en sociologie, en histoire, en épistémologie. C’est impressionnant. On en fait un monument. Mais attention de ne pas le laisser aux petits carriériste bien-pensants. Weber était un volcan. Carl Schmitt disait n’avoir jamais vu un Allemand aussi nationaliste que Weber. C’est un personnage absolument fascinant.
Il commence comme fils de la grande bourgeoisie. À la fois de très grands riches et des grands intellectuels. Ses deux frères furent universitaires. Sa sœur était mariée à un fils de Mommsen.
Il entre en faculté de droit, suit les cours de Bekker, de Sohm, de Mommsen, de Gierke… Bien entendu, cela ne dira rien à personne, mais Internet vous en apprendra déjà beaucoup.
Il travaille comme un bourrin, à l’allemande, entre les duels et les beuveries (c’était une légende des brasseries). Docteur, puis professeur. Il enseigne le droit et l’économie.
Et soudain, la bête de travail, le monstre craque. Le corps ne veut plus suivre. Il est paralysé devant les amphithéâtres. Les mots et les pensées ne sortent plus. Il craque et entre dans une longue dépression. Pour le soigner on tente tout : les bains, les cures, les voyages en France et en Italie, et même l’héroïne. Il reste prostré pendant des jours, ne dort pas, a des maux de tête. Tout pour nous plaire.
Puis il refait surface. Et fonde la sociologie avec Sombart et quelques autres marginaux. En 1920 il reprends des cours à Munich. À Munich ! Il tient conférence sur conférence pour parler de l’Allemagne, de la science et de la politique. Il connaît même le chahut dans son amphi. Ce sont de turbulents antisémites dont on soupçonne qu’il y avait parmi eux Himmler et Hess.
Puis il meurt. De la grippe. À 50 ans et quelques.
Il laisse à sa femme, qui était également docteur en droit et sociologue, un immense chantier de manuscrits et de notes. Et commencent les publications posthumes sur le droit, l’histoire, l’économie, la religion, etc.
Pardon je suis trop long. Et pourtant je passe sur beaucoup de choses passionnantes. Je vais donc essayer de vous résumer en deux mots, ou peut-être trois, ce qui m’intéresse dans son œuvre. L’aboutissement, dans un désordre d’une densité qui le rend incompréhensible au commun, de l’effort extraordinaire des juristes allemands depuis Savigny, en passant par Marx. La synthèse de la contribution de l’Allemagne. Le meilleurs de ses enfants. Le plus travailleur. Qui craque et qui, dans un état second, nous livre, comme un oracle, tout le secret de l’Occident.