Vous êtes chez le dentiste, vous avez rendez-vous, mais vous savez que vous allez attendre car la salle est pleine et tout le monde vous regarde de traviole. Le dentiste a laissé s’entasser les clients, ils sont sa variable d’ajustement. Vous avez deux heures devant vous, heureusement, vous avez acheté le dernier Beigbeder.
L’écrivain a « travaillé » – le terme est un peu fort mais les culturo-mondains rencontrent parfois, par accident, le travail – trois ans sur France Inter pour une chronique matinale chaque jeudi à 8h55, un pic d’audience en pleine matinale de la paire de clowns Demorand-Salamé.
Beigbeder écrit avec légèreté tout en plantant quelques myrtilles de profondeur – les bons mots – dans son cake (on ne fera pas l’erreur de confondre chiant et profond). Si on devait le comparer à un vin ce serait un menetou-salon, un blanc fruité sur une grillade d’été ou des huîtres en hiver. En deux heures Émoji est torché. Ce n’est pas le nom de son livre puisqu’il n’en a pas, mais c’est le logo sur la couverture, alors on s’est permis de le nommer ainsi, le créateur nous pardonnera. Ce roman inspiré du réel achève sa trilogie autour de la pub (à Paris) et du sexe (à Moscou). Au tour du rire, maintenant, de subir l’écriture sarcastique de Frédéric, qui pourtant dénonce la dictature du sarcasme ou du ricanement. Dans une interview du Figaro Magazine, il énonce que le rire omniprésent détruit tout.
« L’invasion date de 2014 et le résultat est là : du point de vue des audiences, c’est un succès. D’ailleurs le phénomène ne concerne pas que France Inter mais toutes les radios et les télés. On ne pense qu’à se gausser pour oublier la décadence, le réchauffement, la crise, le chômage, que sais-je ? Mais ces rires permanents ont quelque chose de fatigant à l’oreille. Et anesthésiant pour la pensée. Aujourd’hui, si l’on était à bord du Titanic, il n’y aurait plus d’orchestre pour accompagner le naufrage mais un comédien de stand-up qui dirait : “Waow les gars, vous trouvez pas que c’est vachement humide par ici ?” »
La critique n’est pas nouvelle : la chaîne Canal+, que Beigebder ne nomme pas ici, est devenue la grande spécialiste du ricanement tous azimuts, et on voit où ça l’a menée. La chaîne, qui survit encore économiquement grâce à des ponctions mensuelles énormes sur ses abonnés qui sont nostalgiques d’un passé qui ne reviendra plus, est virtuellement morte. Elle ne fait plus rire grand-monde. Rappel : Beigbeder était à l’animation d’une émission mort-née en 2002 appelée L’Hypershow, pour laquelle il était payé 30 000 euros par mois (200 000 francs de l’époque). L’émission, mal foutue, s’éteindra vite mais par contrat, l’animateur touchera une année entière. Pas revancharde, la chaîne le fera travailler sur d’autres formats.
Beigbeder reçoit son ami Moix (à la 26e), la vidéo fera 6000 vues en... 7 ans :
Il admet avoir participé à ce totalitarisme rigolard mais s’en repent. On dirait une conversion de libertin, soudain atteint de dépression et de modestie, à une morale plus rigoureuse. En quelque sorte, Beigbeder a rencontré Dieu, qui l’a un peu morigéné. Il tente un rapprochement politique (Beigbeder, pas Dieu) :
« Comment voulez-vous débattre sérieusement avec un clown ? Le dégagisme l’emporte partout dans le monde. Le slogan politique du mouvement Cinq Etoiles en Italie était « Vaffanculo » ! En France, Macron a gagné parce qu’il était dégagiste. Nous avons eu de la chance qu’il ne soit pas exactement le Joker, mais que se passera-t-il la prochaine fois ? Les nombreux animateurs de late shows américains ont tellement tapé sur Trump qu’ils lui ont préparé le terrain. Même chose avec l’establishment anglais, unanimement anti-Brexit et unanimement perdant. L’excès de rire engagé aurait-il pavé la route aux démagogues ? Je me trompe peut-être, je ne suis pas politologue. Mais le fun permanent a démontré son impuissance dans ces pays-là. Quand on passe sa vie à tout dézinguer, il ne faut pas jouer les étonnés quand le dézingage l’emporte. »
De la survie en milieu hostile archi-bien-pensant…
Quitter avec une semi-élégance le navire audiovisuel qui se casse la gueule ne demande pas un grand courage, mais il le quitte à temps et sort son livre avant les autres. D’autres, comme les humoristes interchangeables de France Inter, resteront jusqu’à la fin dans le paquebot. Si le navire amiral de Radio France est devenu la première radio de France (selon les jours avec RTL), son niveau informationnel a baissé radicalement, et l’écrivain souligne que l’audience a été sauvée par les humoristes. Des humoristes qui ne vont pas très loin (ils connaissent la ligne rouge), puisqu’ils tapent tous sur les mêmes cibles, que l’on connaît par cœur et que Beigbeder ne cite pas dans l’interview : les cathos, les fachos, les machos, les racistes, les antisems, les beaufs, bref, la majorité officielle des Français.
Maintenant, intéressons-nous à l’intervieweur du FigMag, que nous ne nommerons pas pour ne pas briser sa carrière. En une question, il va montrer ses limites éditoriales et en une réponse, Beigbeder va montrer lui ses limites politiques. C’est pour nous le clou rouillé de l’entretien :
« Cette immunité conférée par la drôlerie, vous affirmez qu’elle est devenue obligatoire aujourd’hui. Que nous sommes, en quelque sorte, entrés dans “la démocratie du pouet pouet”. Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer cela ?
L’élection de Boris Johnson il y a quinze jours. Celle de Beppe Grillo en Italie, de Zelensky en Ukraine, de Marjan Sarec en Slovénie. Tous clowns professionnels. Et je ne cite pas Trump parce qu’il est drôle sans le faire exprès. Les comiques prennent le pouvoir partout car, je le répète, il est impossible de débattre avec eux. Ils font de l’audimat, séduisent les masses en critiquant tout, sont élus parce qu’ils disent et font n’importe quoi. La situation est gravissime : le bouffon du roi, c’est salutaire ; le bouffon qui devient le roi, c’est l’apocalypse. Regardez l’échec de la COP25 à Madrid : il est là, le vrai suicide en direct, bien plus grave que celui d’Octave Parango dans “Le 7/9” de France Publique ! »
De quelle immunité par le journaliste ? Dieudonné a montré qu’il n’y avait aucune impunité dès lors qu’on s’attaquait – même pour de rire – au pouvoir profond. Pour les autres, le ramassis de couilles molles de France Inter, il y a évidemment immunité puisqu’ils font des vannes avec sous les yeux la liste établie par la dominance des sujets tabous et des cibles interdites, ceux qui font vraiment rire, par définition.
Dans l’interview, il y a quand même de l’information, pas seulement la petite revanche de celui qui a été viré un matin, après être venu bourré au boulot. Les gens croient que les HIFI (humoristes interchangeables de France Inter) sont riches, ce n’est tout simplement pas vrai :
« Les auditeurs s’imaginent que les humoristes du service public sont payés des fortunes avec leurs impôts : qu’ils se rassurent. Ils se font juste un nom pour pouvoir partir chez Yann Barthès ou remplir leurs tournées de one-man-show. »
Oui ,mais c’est ça qui paye : avant France Inter, on remplit des salles de 50 places. Après c’est du 1000 dans toute la France. Chaque chronique est payée dans les 300 balles plus les droits d’auteur. Et la radio est le meilleur tremplin de la télé, que ce soit pour les humoristes ou pour les animateurs (ils sont tous passés par là ou presque). Et la télé, ça paye 10 fois plus.
pour entendre les chroniqueurs de France Inter raconter leur job)
On a trouvé une autre question idiote du journaliste (il est trop gentil avec son vis-à-vis) :
« Vous montrez comment s’impose dans une radio la pensée unique, si souvent décrite par de nombreux essayistes, et comment chaque semaine certaines personnes, en général toujours les mêmes, sont prises pour cibles – ce que vous appelez la “Tête de Turc du moment”. Là encore, vous n’exagérez pas pour les besoins de la satire ? »
Il écoute la radio le mec ? C’est quoi la filière pour devenir journaliste au FigMag, Sup de Fils à Papa ? Là encore, Beigbeder va répondre à côté et on se dit qu’il est soit malhonnête soit idiot. Et comme il est loin d’être idiot...
« Non, sur ce point, j’ai plutôt eu tendance à m’autocensurer. Par exemple, je n’ai pas évoqué l’acharnement sur mes amis Yann Moix ou Roman Polanski. C’est une des choses qui m’ont le plus révolté : comment des jeunes gens de gauche, qui se disent ouverts et tolérants, peuvent passer leur temps à enfoncer des personnes déjà à terre ? S’il n’y avait qu’une caricature, ce ne serait pas grave, mais la répétition à toute heure de la journée provoque un phénomène de meute. Je cite l’exemple de l’incarcération de Carlos Ghosn : des rigolos libertaires qui se réjouissent qu’on jette un homme en prison sans jugement ? Non mais on va où, là ? Les blagueurs sont libres, mais ils ne se rendent pas compte des dégâts qu’ils font sur des êtres vivants, et je ne parle même pas du principe de la présomption d’innocence, dont les humoristes comme les réseaux sociaux se fichent intégralement. On ne va pas demander à des comiques troupiers d’avoir une éthique. Je précise que si je le sais, c’est parce que je le faisais aussi. J’étais une hyène ricaneuse comme les autres ! Pour savoir sur qui taper chaque semaine, il me suffisait de regarder “Quotidien” ou “Touche pas à mon poste”. Il y a un bouc émissaire hebdomadaire, c’est facile. »
Honnêtement, les dégâts que les humoristes font sur l’« humain » Yann Moix, déjà c’est 500 fois moins que sur Dieudonné, mais en plus Moix a été invité partout avec la bénédiction du pape des médias BHL pour venir expliquer son cas aux autorités télévisuelles et se faire pardonner ses dessins nazis... On a fait mieux comme lynchage ! Quant à Polanski, on se permettra un mauvais mot : a-t-il plus souffert de se faire vanner à 80 piges que sa victime de se faire enculer à 13 ans ? On sait que Beigbeder fréquente les partouzes, mais quand même, l’amitié est une chose, l’honnêteté en est une autre. On peut avoir des amis ET rester honnête...
La suite est de la même eau : l’écrivain oscille entre malhonnêteté et idiotie...
« La preuve que France Inter n’est pas idéologue, c’est de m’avoir engagé. Les dirigeants savaient que j’écrivais des livres satiriques, ils savaient que j’étais employé chez vous, au Fig Mag. Reconnaissons-leur une curiosité, un éclectisme et un désir de rééquilibrer les opinions »
Son dealer lui refile de la merde coupée à 80 % ou quoi ? Comment peut-on être intelligent et dire des conneries pareilles ? À moins de tricher, bien sûr...
« Pensez-vous que France Inter remplisse bien sa mission de service public ?
Je vais vous étonner mais ma réponse est oui, absolument, et sans le moindre doute. C’est la meilleure radio actuelle, la plus intelligente et la plus créative. »
Au secours ! Un moment de lucidité néanmoins, probablement dû à une crise de manque :
« Nous avons rigolé pendant les trente dernières années pour oublier que notre pays perdait son rang dans le monde. Les “gilets jaunes”, c’est une grosse claque de réalité à la face des plaisantins impuissants. Quand le mouvement est né spontanément en novembre 2018, mes collègues humoristes étaient tétanisés. Ils ne savaient pas comment en parler, s’il fallait être pour ou contre. C’était hallucinant. Nous sentions que nous étions dans le viseur. Les pseudo- rebelles du 16e arrondissement (où se trouve la Maison de la Radio) avec leurs casques audio tremblaient de peur devant les vrais insurgés à casques de moto qui foutaient le feu à l’avenue Kléber, de l’autre côté du Trocadéro. »
Ensuite, on arrive à la fin, rassurez-vous, c’est l’effondrement conceptuel.
« Je pense souvent à la phrase géniale de cette dame en gilet jaune qui a dit : “Vous vous inquiétez pour la fin du monde, mais nous nous inquiétons pour la fin du mois”. Très bel aphorisme, un vrai slogan digne de Guy Debord. On pourrait néanmoins compléter cette phrase en disant que les deux vont peut-être coïncider : que faire si la fin du monde est à la fin du mois ? La situation de la planète va nous obliger à cesser de ricaner. »
Au journaliste le mot de la fin, qui résume tout, un pas gigantesque dans la platitude qui nous laisse sans mots :
« Dans votre roman, l’un des rares motifs d’engagement – et peut-être la seule lueur d’espoir – est le combat pour la préservation de la planète que les jeunes générations ont entrepris. Tout n’est donc pas perdu ? »
Faire confiance au troupeau manipulé par Soros, quel contre-sens ! Beigbeder avait l’occasion de foutre un coup de pied dans la conosphère en dézinguant tous les bouffons sponsorisés de France Inter soumis à la Banque (par le chèque et la peur), et il finit par vanter la conosphère.
Ah, le dentiste est là.
Bonus : un peu de méchanceté gratuite, quand même
Dans toute la première moitié de l’ouvrage — la seconde fait un portrait radicalement désespéré de notre société — l’auteur n’y va pas par le dos de la cuillère, racontant comment les amuseurs stakhanovistes, appelés à nourrir “la machine à vannes”, pillent fébrilement, la veille, le contenu de l’émission “Quotidien”, de Yann Barthès ou les pages de “Charlie Hebdo”. Dans son viseur, entre autres, Léa Salamé, qu’on reconnaît facilement sous le nom de Laura Salomé. Surtout, Beigbeder ne quitte pas un certain Nathan Dechardonne, alias Nicolas Demorand, “l’animateur”, sur lequel il tire en rafale. “Il sait rester maître de ses émotions en toutes circonstances comme à l’époque où il organisait des plans sociaux à Libération” ; “il est le chaînon manquant entre l’humanité et la machine” ; “J’ai connu un congélateur Blaupunkt qui dégageait davantage d’empathie”… ( Le Parisien )
Bonus E&R : Alain Soral, dès 2002, écrivait déjà sur le comique pas drôle comme symptôme de l’effondrement du politique