Pour les amateurs de comics, le dessinateur et scénariste Frank Miller est un héros. Il a déringardisé Daredevil, l’avocat-justicier aveugle de Marvel, a inventé la série Sin City, qu’il a portée à l’écran, et fait entrer Batman dans le XXIe siècle.
C’est sous son crayon, dans la série The Dark Knight Returns (1986), que Bruce Wayne troque ses gants mauves, sa panoplie de bat-gadgets et les "whizz bam" contre l’uniforme sombre du justicier gothique, ambigu et violent. Le genre est renouvelé : les super-héros vont les uns après les autres quitter leurs collants kitsch pour entrer dans la catégorie BD pour adultes.
Artisan vénéré de la renaissance des comics, Frank Miller est pourtant un personnage contesté, que ses plus fidèles lecteurs ont parfois du mal à suivre. Provocateur, passionné d’armes à feu, néoconservateur assumé, partisan de la théorie du choc des civilisations, ses prises de position déclenchent des poussées d’urticaire chroniques dans la presse progressiste et déconcertent jusqu’à ses plus grands fans.
"Ces gens-là coupent des têtes"
En 2006, il avait accordé une interview à la National Public Radio (lire la transcription en anglais), dans laquelle il justifiait l’intervention militaire en Irak au nom de la guerre contre le fascisme :
"J’entends souvent les gens se demander pourquoi nous avons attaqué l’Irak, par exemple. Eh bien, nous nous en prenons à une idéologie. Personne ne demande pourquoi, après Pearl Harbor, nous avons attaqué l’Allemagne nazie. C’était parce que nous étions confrontés à une forme de fascisme global, et nous faisons la même chose aujourd’hui [...] Ces gens-là coupent des têtes.
Ils traitent leurs femmes en esclaves, infligent des mutilations sexuelles à leurs filles : ils ne se comportent en aucune façon selon les normes culturelles auxquelles nous sommes sensibles. Je suis en train de parler dans un micro qui n’aurait jamais pu être produit par leur culture, et je vis dans une ville où 3 000 de mes voisins ont été tués par des voleurs d’avions qu’ils n’auraient jamais pu construire eux-mêmes."
Frank Miller n’a pas sa langue, ni son stylo, dans sa poche. L’an dernier, ce génie du crayon s’est également fendu sur son site Internet d’un texte assassin, intitulé "Anarchie", dans lequel il démonte en règle le mouvement Occupy Wall Street :
"Occupy n’est rien qu’un ramassis de malotrus, de voleurs et de violeurs, une masse indisciplinée nourrie à la nostalgie de Woodstock et empreinte d’une fausse vertu putride. Ces clowns ne font rien d’autre qu’affaiblir l’Amérique", face à la menace d’Al-Qaida et de l’islamisme.
"Cet ennemi – qui n’est pas le vôtre, apparemment – doit ricaner, si ce n’est pas éclater de rire, en regardant votre spectacle vain, infantile et suicidaire". Il invite les Indignés américains à rentrer chez maman jouer à "Lord of Warcraft" ou à s’engager dans l’armée : "Mais ils risquent de ne pas vous laisser garder vos iPhones, les enfants."
Dans l’univers des comics, d’inspiration majoritairement humaniste et libertaire, cette diatribe est mal passée. Vivement critiqué dans la presse progressiste, Frank Miller a même été lâché par une partie de son lectorat, qui a appelé à boycotter ses œuvres. Certains grands noms du monde des comics, comme Mark Millar, ont publiquement dénoncé ses propos.
L’auteur de plusieurs épisodes de X-Men, Kick-Ass ou Nemesis a néanmoins volé au secours de son collègue en appelant "à ne pas le boycotter, pas plus que HP Lovecraft, Steve Ditko, David Mamet ou n’importe quel autre écrivain qui ne partagerait pas ma philosophie personnelle, mais dont je suis heureux d’avoir les œuvres sur mes étagères".
Alan Moore, l’auteur de V pour Vendetta et de Watchmen, s’est montré moins compréhensif : "Je suis sûr que si Occupy Wall Street était un groupe de jeunes justiciers sociopathes le visage grimé en Batman, il y aurait été plus favorable", a-t-il déclaré, avant de s’en prendre à l’idéologie présente dans l’œuvre de Frank Miller.
"J’ai trouvé que Sin City était d’une irréductible misogynie, que 300 était largement anhistorique, homophobe et parfaitement erroné. Je pense qu’il y a une sensibilité très déplaisante qui se dégage de l’œuvre de Frank Miller depuis assez longtemps."
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