Anne Lucken vient de publier l’ouvrage Que la Suisse demeure – Plaidoyer pour la Suisse et autres considérations sur les frontières, la libre circulation, la France et les frontaliers aux éditions Nouvelle Lune.
E&R : D’abord, pour quelle raison avoir eu envie d’écrire un livre sur la Suisse, qu’est-ce qui vous a motivée ?
Anne Lucken : Française d’origine, j’ai vécu la plus grande partie de ma vie en Suisse, à Genève, avant de venir il y a une quinzaine d’années en France, poussée par l’envie de campagne, comme beaucoup de Genevois. En effet, si on regarde une carte de la région, on s’aperçoit que Genève est entourée par la France, et donc que sa banlieue devient très vite française. En 1999, la Suisse et l’Union européenne ont signé des accords bilatéraux sur la libre circulation des personnes qui ont eu pour effet, entre autres choses, de permettre aux Suisses de venir s’installer librement en France. Comme le prix d’une maison à la campagne dans le canton est inaccessible à la plupart des Genevois, ils sont massivement venus en France – et continuent d’ailleurs à le faire.
J’avais alors une image « douce France » du pays, et je dois admettre que j’ai été assez déçue en découvrant la réalité, d’autant plus que j’ai dû affronter ce qu’on appelle trivialement des « galères », et que c’est toujours dans ces cas-là qu’on voit le mieux les travers d’un système. Quand on a de l’argent, la vie est belle à peu près partout !
Je découvrais donc les différences entre ces deux pays, a priori pourtant assez proches, et me questionnais sur les raisons profondes de ces différences, lorsqu’un livre intitulé Bienvenue au paradis ! d’une journaliste française établie en Suisse, Marie Maurisse, est sorti, livre dans lequel elle ne cesse de dénigrer, voire de moquer son pays d’accueil, en lui reprochant, en filigrane, de ne pas être assez… français ! – et dans lequel elle défend, bien entendu, un monde sans frontières et « progressiste », ce que ne serait pas suffisamment la Suisse. Ce livre a été le déclencheur de l’écriture du mien.
Mon livre parle donc de la Suisse, mais en vérité il parle tout autant de la France, puisque pour une grande partie je compare les deux pays dans divers domaines, avec l’idée sous-jacente que la Suisse pourrait être une source d’inspiration pour apaiser bien des tensions habituelles à la France.
Quels sont donc les principaux domaines que vous abordez dans ce livre ?
J’y évoque différents thèmes de la vie quotidienne : la relation du citoyen au fisc, l’organisation de la santé publique ou même la gestion des déchets, mais aussi des aspects plus fondamentaux comme la notion d’élitisme, la paix sociale ou le respect des lois.
Il comprend en particulier un long chapitre sur l’école. Lorsque j’étais enfant, l’école française était très bien cotée, et ma mère, française, regrettait que nous ne puissions pas en bénéficier. Aujourd’hui, qui le regretterait ? La Suisse, bien que n’échappant pas complètement aux travers de l’époque, arrive encore à préserver une certaine qualité de son enseignement, mais aussi de ses formations professionnelles. Car là est la différence majeure : la Suisse n’a jamais voulu, comme la France, avoir 80 % de bacheliers. L’équivalent suisse du baccalauréat, appelé « maturité », n’est donc pas dégradé, et les formations techniques ou manuelles sont de très bonne qualité. Ce qui veut dire aussi que ne pas être porteur d’une maturité n’obère en rien votre avenir. Car dire que 80% des jeunes doivent avoir le bac, c’est dire, en miroir, que ceux qui ne l’ont pas ne seront « rien » !
Il faut préciser, car cela va ensemble, que l’échelle des salaires en Suisse est beaucoup plus restreinte qu’en France, et qu’on gagne correctement sa vie avec une formation qui n’est pas universitaire ; la vraie égalité est bien davantage là, que dans une volonté de donner à tous un diplôme qui ne vaut plus grand-chose.
Pour revenir à l’école, je mentionnerai encore ici le fait que la Suisse étant une confédération, chaque canton a son propre système, à l’inverse d’une France jacobine où tout est décidé d’en haut, dans les ministères parisiens. Cette non-centralisation – puisqu’on ne peut pas parler de dé-centralisation – va même jusqu’au niveau des établissements eux-mêmes, où, par exemple, les épreuves de maturité sont élaborées par les enseignants de chaque collège (équivalent du lycée français) et comptent pour moitié de la note finale, alors que l’autre moitié est constituée par les notes obtenues au cours de l’année. Je sais que, vu de France, ce système peut sembler inégalitaire, car on y estime que l’égalité est respectée parce que tous les candidats planchent au même moment sur le même sujet – sans tenir compte du fait qu’ils n’ont eu ni les mêmes professeurs ni le même environnement social. C’est une forme d’égalité dogmatique et de façade dont la France est spécialiste, et qui est un leurre. La Suisse ne brandit pas l’égalité en vertu, pourtant les chances de chacun de vivre correctement de ses talents sont bien plus grandes qu’en France. On me dira aussi qu’un tel système constitue une porte ouverte à la surévaluation des élèves, dans la volonté plus ou moins consciente qu’aurait chaque établissement de figurer parmi les « meilleurs lycées », c’est-à-dire ceux qui auraient le plus haut pourcentage de bacheliers. C’est là qu’on peut toucher du doigt une autre différence fondamentale entre la France et la Suisse : la Suisse est plus pragmatique que la France, qui est plus idéologique et veut forcer le réel au lieu d’en tirer le meilleur parti. En Suisse, comme on n’a jamais eu la volonté d’avoir un grand nombre de bacheliers, il n’y a pas de compétition en ce sens. Pour faire simple, nous pourrions dire qu’elle préfère la qualité à la quantité ! Ainsi, un collège n’aurait aucun désir de vouloir avoir plus d’élèves obtenant la maturité qu’un autre collège ; très vite, ce collège serait suspecté d’être non pas le meilleur, mais au contraire de faire preuve de laxisme. Mais cette manière de faire est aussi et surtout le signe d’une autre qualité, typiquement suisse, et que l’on retrouve dans d’autres domaines : la confiance – ici la confiance de l’État et de l’Instruction publique dans ses enseignants.
C’est peut-être cela qui m’a le plus marquée en France : le manque de confiance des autorités et des institutions envers le peuple.
Dans quels domaines pouvez-vous également identifier ce manque de confiance en France ?
Votre question me permet de parler d’un autre thème que j’aborde dans le livre et qui me tient particulièrement à cœur : celui des méthodes de payement. En arrivant en France, j’ai découvert la brutalité du système envers les plus pauvres, et cela a été pour moi une grande désillusion – par rapport à cette image, que je cultivais encore, de « douce France »… En effet, on voit toujours la Suisse comme étant le « pays des banques », avec l’idée qu’elles s’enrichissent frauduleusement grâce à l’argent des riches de la planète. Mais on oublie qu’en France les banques s’enrichissent avec l’argent des plus pauvres, à travers les agios, les frais de rejet de prélèvement, ou de chèque, les frais d’ « analyse » après rejet, ceux des différentes lettres ou des « Avis à tiers détenteurs », sans oublier les ennuis de ceux qui deviennent « interdits bancaires ». En Suisse, cela ne peut pas arriver, et la notion d’ « interdit bancaire » est totalement inconnue, car le système n’oblige pas les payeurs à se défaire de la maîtrise de leur acte de payer. Je m’explique : lorsqu’en France on vous demande de payer par chèque ou par prélèvement automatique, vous donnez à l’autre la maîtrise de votre payement, c’est-à-dire que c’est lui, au moment de déposer votre chèque à la banque ou de faire le prélèvement – même à date conclue entre lui et vous – qui fait le geste de prendre sur votre compte, alors que peut-être ce jour-là vous veniez de régler une facture importante ou que votre salaire n’était pas encore arrivé. En Suisse, où les gens n’ont pas de chéquier, on vous fait confiance. On ne vous demande pas de donner à votre créancier le droit d’aller puiser son dû sur votre compte : on vous donne un ou plusieurs bulletins de versement, et c’est vous qui allez effectuer le payement à la date qui vous convient, que ce soit pour des payements réguliers ou ponctuels.
Ainsi, vous ne pouvez connaître ni les déboires d’un chèque déposé au mauvais moment, ni ceux des rejets de prélèvement, avec tout ce que cela implique.
Lorsque j’ai découvert le système français, je dois dire que je l’ai trouvé d’une violence inouïe, mais je suppose que pour un Français n’ayant jamais vécu hors de France il est simplement normal, tant il est parfois difficile d’imaginer que les choses pourraient être organisées autrement que de la manière que l’on a toujours connue. Les autorités font parfois mine de s’émouvoir et de vouloir diminuer ces frais bancaires qui frappent les plus pauvres, en les plafonnant par exemple, mais on voit bien qu’ils ne veulent pas changer le système !
D’autres exemples de cette confiance accrue dans les citoyens ?
Oui ! On pourrait parler par exemple des armes que détiennent chez eux les citoyens ayant fait leur école de recrues, détention que cherche d’ailleurs à mettre à mal l’Union européenne et sur laquelle le peuple votera le 19 mai prochain. Mais on pourrait bien sûr, et en tout premier lieu, parler de la démocratie directe, qui là encore est le signe d’une confiance dans le peuple que l’on n’observe pas en France, qui s’en méfie, comme on le voit et l’entend de plus en plus depuis la mobilisation des Gilets jaunes.
Justement, le président Macron, en parlant du RIC, a dit que le système suisse n’était pas transposable en France. Qu’en pensez-vous ?
Il n’a pas tout à fait tort, mais je vais nuancer son propos. Effectivement, la France n’est pas la Suisse, et ce sont aussi ces différences fondamentales que j’essaye d’analyser dans mon livre, tout en posant la question de leur genèse. Les peuples sont modelés par leur histoire, et cette histoire continue de se faire : il y a donc des impulsions que l’on peut donner pour changer les esprits. Les actions engendrent des réactions, et cela vaut aussi bien dans le sens positif que négatif, même si, malheureusement, dans le sens positif la réaction est souvent plus lente à venir : il est toujours plus facile de dévaler une pente que de la remonter ! Dans la même « conversation au coin du feu », Emmanuel Macron affirme : « Nous sommes un peuple violent, depuis des siècles et des siècles », justifiant ainsi un rapport d’autorité du pouvoir envers le peuple. Mais ne se demande-t-il jamais si ce peuple violent ne l’est pas devenu parce qu’il n’avait pas d’autres moyens de s’exprimer ? Et parce que le système lui-même est violent, en particulier envers les couches les plus basses de la population ? Si les relations entre l’État et le peuple sont plus apaisées en Suisse, c’est surtout parce que le peuple est beaucoup plus écouté et respecté, même si, et je le souligne dans mon livre, cette écoute et ce respect tendent à diminuer, en particulier sous les menaces de l’Union européenne qui essaye d’imposer ses vues en Suisse et de faire concorder les lois suisses, souvent votées par le peuple, avec ses propres règlements. A contrario, si le peuple suisse venait à ne plus être respecté, il pourrait sans doute lui aussi devenir violent !
Pour en revenir au RIC, on entend çà et là dans les médias français que les référendums en France sont toujours utilisés contre le pouvoir en place, et que plutôt que de répondre véritablement à la question, le peuple transforme cette votation en plébiscite pour ou contre le gouvernement, avec toujours, comme référence, le départ de De Gaulle après le référendum de 1969. Mais cela ne peut être vrai que lorsqu’un référendum n’a lieu que tous les dix ans ! Et aussi parce que souvent le gouvernement lui-même le présente ainsi, comme une sorte de vote de confiance demandé au peuple. Cet aspect-là est inexistant dans un pays où les citoyens sont appelés aux urnes environ quatre fois par an, avec à chaque fois plusieurs sujets sur lesquels on leur demande leur avis, sujets qui peuvent être aussi bien fédéraux, cantonaux que communaux. Chacun vote alors en fonction des questions posées et d’elles seules, sans se demander si son vote pourrait ou non faire tomber le gouvernement ! Question d’ailleurs absurde en Suisse où les élections se font à la proportionnelle intégrale et où le gouvernement lui-même n’est pas constitué des membres d’un seul parti, mais d’un collège de sept « ministres », respectant le mieux possible le poids de chaque parti dans la population. Ce qui explique la grande stabilité politique de la Suisse. Plutôt que de chercher toujours des majorités, comme en France, ce qui engendre mécaniquement un clivage en deux camps et la tentation d’écraser la partie adverse, la Suisse a toujours privilégié le consensus, ce qui ne peut se trouver, une fois de plus, que dans l’écoute et le respect de l’autre – même si ceci n’empêche pas les joutes verbales ! Si les Français étaient un peu mieux considérés par ceux qui les gouvernent – si, justement, ils étaient un peu moins « gouvernés » – et moins méprisés par une pseudo-élite qui travaille essentiellement à son propre intérêt, nul doute qu’ils finiraient eux aussi par rechercher le bien commun lors d’éventuels RIC.
Y a-t-il d’autres sujets abordés, à part ces comparaisons entre la Suisse et la France ?
Oui, la deuxième partie du livre concerne la question frontalière. Comme je le disais au début de cet entretien, la frontière s’est estompée après les accords bilatéraux de 1999 permettant aux Suisses de s’installer en France, qui ont également supprimé les quotas de frontaliers pour les Européens – et ici en particulier les Français – désirant travailler en Suisse, et une région transfrontalière a vu le jour, appelée le « Grand Genève ». À l’époque, on assurait que tout le monde allait y gagner – un peu comme on nous a affirmé qu’avec la mondialisation tout le monde allait y gagner. En vérité, certains y gagnent et d’autres y perdent, et souvent même certains y gagnent ce que d’autres y perdent ! Et comme toujours, ce sont les mêmes qui gagnent sur tous les tableaux… Cette petite région connaît donc des problèmes similaires à ceux des grandes unions qui veulent effacer les frontières, avec à la clé une concurrence exacerbée dans tous les domaines – dont une fois de plus les plus faibles font les frais – et la tentation pour les institutions de chaque partie de faire porter aux autres la gestion des problèmes et des coûts. Ainsi, en réaction, d’autres frontières, moins visibles mais tout aussi réelles, se créent : frontières économiques, administratives, etc. En vérité, on voit bien, en analysant ce cas très concret, qu’un monde sans frontières ne peut simplement pas exister : elles ne disparaissent pas, mais se déplacent, devenant plus insidieuses, au profit de certains et au détriment des autres.
En dernier lieu, la Suisse connaissant comme la France un problème d’immigration massive, je me suis penchée sur la question de l’identité et de l’intégration, la Suisse souffrant malheureusement à cet égard des mêmes dysfonctionnements que la France, c’est-à-dire qu’elle tend de plus en plus à vouloir « respecter » l’étranger dans sa différence, tout en s’excusant d’être elle-même, au lieu de donner comme message au nouvel arrivant que, pour être heureux, il lui faudra aimer sa nouvelle terre et se fondre dans le pays qui va devenir le sien.
Un mot de conclusion ?
La résistance à une mondialisation et à une oligarchie qui laissent de moins en moins de place aux initiatives individuelles et à la démocratie réelle, étrillant les identités et méprisant la « plèbe », se fera par un retour au local, au petit, au respect des identités singulières et enracinées, afin que les peuples retrouvent leur « droit à disposer d’eux-mêmes » et les individus le contrôle de leur vie. En ce sens, la Suisse, qui a été fondée par un pacte de résistance aux empires, est un modèle dont on pourrait s’inspirer – et qu’elle-même devrait préserver !