De nombreux historiens se sont penchés récemment sur l’invention de la notion d’opinion publique durant les dernières décennies de l’Ancien Régime. Ils s’accordent en général à reconnaître qu’entre 1760 et 1789, la République des Lettres a pris conscience de l’apparition d’un tribunal, composé d’écrivains, de journalistes et de leurs lecteurs, auquel aucune autorité politique ne pouvait désormais se permettre de résister.
On cite souvent Duclos, selon lequel en 1767 déjà, « le puissant commande, mais les gens d’esprit gouvernent, parce qu’à la longue ils forment l’opinion publique, qui tôt ou tard subjugue et renverse toute espèce de despotisme. » Ou l’on évoque Louis-Sébastien Mercier qui affirme en 1778 que « depuis trente ans seulement, il s’est fait une grande et importante révolution dans nos idées ; l’opinion publique a aujourd’hui en Europe une force prépondérante, à laquelle on ne résiste pas ».
Que l’on présente Duclos, Mercier, Jacques Necker, Jacques Peuchet ou l’abbé Morellet comme les premiers auteurs à rendre compte de ce phénomène, on manque rarement de le saluer comme un progrès essentiel vers la constitution de cette sphère publique analysée jadis par Jürgen Habermas. Vue dans la perspective de la Révolution de 1789, l’émergence d’une opinion publique apparaît comme un accomplissement majeur des Lumières, et comme une étape cruciale vers la démocratisation de la société française.
J’aimerais aborder le même phénomène à partir d’un point de vue sensiblement différent : le point de vue d’un fou. Paraphrasant le début des Confessions, je pourrais dire et ce fou ce sera moi, mais je m’en tiendrai tout d’abord à analyser la paranoïa d’un autre, celle de Jean-Jacques Rousseau, telle qu’elle se manifeste à travers la description du « complot » dont il s’est senti la victime.
Le « complot » en question a fait couler beaucoup (trop) d’encre. Basculement sans retour de l’imaginaire dans le délire paranoïaque ou réaction naturelle à une série de persécutions réelles : on a appris depuis quelques décennies à se libérer de cette alternative réductrice. Il n’est plus besoin de choisir entre Rousseau et sa maladie : l’originalité de l’écriture et les angoisses de persécution peuvent désormais s’intégrer dans une symbiose qui laisse à chaque aspect son irréductibilité.
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