Qui rencontre Samira* pour la première fois n’a aucun doute : c’est une femme qui a réussi. A la tête de sa propre entreprise en excellente santé financière, elle porte la quarantaine avec grande élégance. Ses gestes comme ses paroles sont assurés, maîtrisés, directs. C’est très calmement, sans se laisser submerger par l’émotion qu’elle raconte comment elle a sombré dans la dépendance.
"J’ai commencé la cocaïne à 30 ans. La drogue est venue avec la réussite sociale. J’avais monté mon affaire, je gagnais beaucoup d’argent, je côtoyais du beau monde, je m’habillais chez les grands couturiers, je pensais pouvoir tout contrôler." D’abord une ligne de cocaïne une fois par semaine, pour rester éveillée pendant les longs week-ends de travail. Puis une autre pendant la semaine. Une troisième. Puis quatre par jour. "Je ne pouvais pas me lever le matin sans mon rail, j’en avais trop besoin pour tenir le coup au travail. Et puis la coke me donnait l’illusion de l’assurance, j’osais dire des choses un peu dures à dire pour la ’p’tite rebeu d’à peine 30 ans’ que j’étais".
Au bout de quelques années, la poudre blanche ne suffit plus. "Le soir, je ne pouvais pas dormir, alors je prenais de l’héroïne." La businesswoman finit à l’hôpital, ne pouvant plus se lever ni bouger son corps d’à peine 35 kilos.
Samira n’est pas un cas exceptionnel. Elle a juste fait partie des 10 % de salariés (selon la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie) qui ont besoin de drogue pour affronter leur travail. Aujourd’hui, la jeune femme est suivie et ne se drogue plus depuis deux ans, malgré quelques rechutes. Et a sérieusement levé le pied côté travail.
Michel Hautefeuille, psychiatre au centre Marmottan, reçoit en consultation ces drogués au travail. "Les patients sont des dopés et non des toxicomanes. Ils sont comme des sportifs, sauf que le Tour de France a lieu tous les jours." Le toxicomane consomme le produit pour les effets qu’ils lui procurent : c’est une fin en soi. Le dopé, lui, consomme de la drogue comme un moyen pour être efficace. "Je n’ai jamais voulu faire la fête, je n’ai jamais pris de drogue pour la défonce", explique Samira. La majeure partie d’entre eux arrêtent la drogue en même temps qu’ils quittent le poste ou l’entreprise qui les a conduit à commencer.
Cocaïne, amphétamines et marijuana ne sont pas l’apanage des seuls mannequins, traders ou publicitaires. Les secteurs les plus touchés sont ceux des chauffeurs routiers, marins, serveurs, et les professions médicales. "Je reçois aussi des salariés de la Poste, raconte le médecin. La Poste offre de plus en plus de services avec de moins en moins de personnel. Les usagers font longtemps la queue et se vengent sur le guichetier. Ils sont soumis à une grande violence."
Mère de quatre enfants, Béatrice* a été factrice pendant dix ans avant de travailler au sein d’un centre de tri : "L’ambiance au travail s’est considérablement dégradée. Mon chef, par exemple, quand il pense que je prends trop de ’pauses pipi’ dans la même journée, me suit aux toilettes, m’attend derrière la porte et note combien de temps j’y reste. J’ai commencé les anxiolytiques en juin dernier. Avant d’aller au travail, j’appelle parfois mon médecin tellement j’ai peur d’y aller."
Son mari, salarié de la Poste, est également sous anxiolytiques : "On échange nos cachetons en fonction de l’humeur du jour, ironise la jeune femme. Quand un des gosses rentre de l’école avec une mauvaise note, on a un exemple concret à lui montrer : ’Travaille à l’école sinon tu finiras comme papa et maman ! Tu auras des petites pilules à avaler tous les jours !’"
La violence, l’hostilité entre les collègues ou avec les supérieurs conduisent aussi des salariés à la drogue. Paul* était paysagiste. Il a eu affaire à un supérieur qu’il qualifie aujourd’hui d’"ordure". "Je fumais des joints le matin avant d’aller travailler pour ne pas m’énerver, pour ne pas étrangler mon patron ! J’en fumais un autre le midi pour que l’après-midi passe plus vite et me réfugier dans une réflexion intérieure, ne pas me confronter à lui." Aujourd’hui, il a changé d’emploi et ne touche plus à la drogue.
Pourquoi tant de salariés vont jusqu’à se mettre en danger pour remplir leur mission ? Pour Michel Hautefeuille, le stress et l’insécurité progressent, "le stress est plus intense car le risque de perdre son emploi ne dépend plus des résultats". Avec la crise et les difficultés qu’elle entraîne pour les entreprises, il ne suffit plus de faire bien son travail pour conserver son emploi. Comme l’explique Nicole Aubert, auteur du Culte de l’urgence : "La gestion du personnel est calquée sur la gestion des stocks dite de flux tendu : tout salarié doit être immédiatement efficace, tout temps d’adaptation étant considéré comme non rentable, donc comme du temps perdu."