Une révolution a deux raisons de ne pas se produire : quand elle est empêchée de se faire par des réformes appropriées, tout comme ce fut le cas en Allemagne, avec deux monarques, Joseph II, beau-frère de Louis XVI, et le Roi de Prusse ou Frédéric le Grand. Ces deux réformateurs ont empêché l’explosion de 1789 de se produire et de démolir leur société, comme la nôtre le fut. La seconde raison, qui rejoint la première, est que cette révolution s’est déjà produite.
L’abus de termes, ou la manière de remplacer les choses par des mots, forme la vanité ou l’escroquerie de notre modernité, ou plutôt celle-ci est l’exaspération de cette tendance qui est appelée nominalisme, par opposition au réalisme. La condition de son apparition est la scission entre la réalité et la connaissance, ce que les psychiatres entendent par schizophrénie, depuis la découverte de ce terme en 1911 par le psychiatrie allemand (suisse) Bleuler ; la vie sociale, ou mieux l’incapacité d’une pareille existence fortifiée par la distinction grandissante entre riches et pauvres, l’amoindrissement de la classe moyenne, le mépris de ce qui est manuel, la manière de la jeunesse de s’enfermer dans un cercle étroit occupé de peu et exclusivement de son propre avenir indépendamment de toute vision du monde, bref l’ignorance extrême de la vie est le caractère de ce temps. C’est l’âge de l’autisme, signe de cette schizophrénie.
L’on trouve pourtant dans les penseurs qui forment les colonnes de ce « faisceau de faits et d’idées », de cet état que l’on nomme, selon la formule bien ajustée de Gobineau, la civilisation, une mise en garde contre l’excès de la jeunesse autant que de la vieillesse dans l’art de gouverner ou de se conduire, qui peut entraver toute civilisation durable. « La civilisation n’est pas un fait, c’est une série, un enchaînement de faits plus ou moins logiquement unis les uns aux autres, et engendrés par un concours d’idées souvent assez multiples ; idées et faits se fécondant sans cesse ». [1]
Depuis déjà deux générations, « la jeunesse », à savoir une partie de la population, est isolée par les manipulateurs de l’opinion publique et de la consommation. Les « jeunes » sont devenus une catégorie dans les années soixante, et les pays de grande jeunesse présentés par ailleurs comme instables pour cette raison, deviennent en effet la proie des fabricants d’opinion, du fait aussi que la qualité de l’enseignement a généralement baissé, entendons par-là l’idéalisme ou la fidélité des maîtres à un Etat, à un système politique, telle qu’aura été la République maçonnique chez nous, ou son antithèse chrétienne sous toutes ses formes, ou ailleurs le modèle philosophique de l’entité prussienne etc, bien tombé en désuétude, mais que la lecture des philosophes classiques de l’idéalisme allemand réveille à coup sûr.
Comment ne pas les lire sans évoquer la vitalité de cet « organisme » dont parle Kant à propos de la création de l’Etat prussien ? Tout ceci est plongé dans le néant que l’on caractérise bien comme « nihilisme », mais qu’il faut expliquer : « rien d’autre que » est sa formule ; ainsi ne m’intéresse rien que ce qui touche à mes besoins, je ne veux rien d’autre que la chute de Khadafi, peu importe que je fasse débarquer la flotte U.S. ou l’O.T.A.N., peu importe le programme politique de l’opposition, qu’elle en ait ou pas, je ne veux rien d’autre que ce qui est affiché sur mon écran ; je m’élance contre les forces de l’ordre ; elles tirent par réaction ; j’ai des martyrs, je les venge et retourne à mes activités sans me préoccuper du sort de l’ensemble du pays, des accords de Camp David, des palestiniens enfouis dans les tunnels, ce n’est pas mon problème ; le mien, c’est la liberté, ma liberté, celle de ceux qui « sont avec moi » par l’image ou par la pensée.
Il en résulte des manifestations avec un faux objet : la chute du tyran du jour, une sorte de Lorenzaccio à la Musset, sur des places de la Liberté. Maintenant, quant à savoir comment un pays égyptien avec un million d’enfants sans famille, selon le chiffre de l’Unicef, peut subsister, ce n’est pas le problème.
Le problème est d’user de l’impératif mis en circulation par le tunisien Tarak Ben Hammar : « Dégage Ben Ali ! ». Qui est ce Tarak Ben Hammar ? Celui qui a organisé plus de soixante pitreries ou concerts de Mickael Jackson !
Cette atmosphère de révolution permanente ou de chaos minime répond à la thèse trotskyste que les Wolfowitz, les Soros et tous les élèves de l’école infernale ont entendue dans leur enfance ; c’est le lait qu’ils ont sucé et communiquent à autrui, pour les faire entrer dans la ronde de l’Amérique liberticide, celle qui est décrite dans le film Inside Job.
Malheur aux maîtres qui n’ont pas discipliné cette jeunesse ; il nous manque une éducation, et des éducateurs. Cette jeunesse va à la dérive, elle est utilisée, sans le savoir, comme un contrepoids anarchique à tout Etat fort nécessaire.
Lisez Platon, lisez Aristote et toute la rangée des philosophes qui ont conduit l’homme à la surhumanité, car l’homme en soi n’est qu’une abstraction ; il est ou inférieur ou supérieur à l’idée que la raison s’en forme, et l’éternel mercantile nous tire vers le bas, quant à l’éternel féminin, il est absorbé par le troisième sexe, celui de la Bête de l’Apocalypse.
Je demande que l’on réfléchisse à ce nominalisme. Léon Daudet aimait à citer un propos de saint Thomas d’Aquin qu’il voyait comme le sommet de l’intelligence humaine ; ce prêtre germano-italien parlait, après Aristote, d’un intellectif actif produisant l’universel qui est unité dans le multiple. Aujourd’hui les manipulateurs ou reconstructeurs de la Société défont cet intellect actif et « la rupture de cet équilibre aboutit à des sortes de folies collectives » [2]. Daudet, en catholique rationaliste, disait que l’homme rejoint alors l’animal. Non ce dernier nous dépasse : il n’abandonne pas un instinct général de survie. Il est incapable de fausses révolutions. Il nous survivra.
Pierre Dortiguier