Dans l’entre-deux-guerres, nombreux sont les intellectuels français à aller à la rencontre de Mussolini et de Hitler. De Daniel Halévy à Henri Béraud, ils sont journalistes, reporters, écrivains. Certains manifestent leur sympathie pour ces dictateurs, d’autres se montrent plus réservés. Les récits qu’ils font de ces rencontres, souvent publiés dans la presse à grand tirage, forment un genre à part entière : celui du voyage en dictature. C’est à lui que se consacre ici Alexandre Saintin. Décrivant les ressorts diplomatiques de ces rencontres et les enjeux de carrière qu’elles pouvaient servir, il montre que ces voyages traduisent avant tout la fascination de ces intellectuels pour l’autorité et pour les chefs charismatiques, dont ils estimaient alors la France dangereusement dépourvue.
« Mussolini est plus grand que son temps. Tel je l’ai vu en 1932, aux fêtes et réceptions, publiques et privées, d’un congrès romain, tel je le retrouve dans les pages de Massis, robuste et simple, toujours en direct dans ses propos. […] Il n’a jamais été, comme Hitler, l’interprète d’un délire. Il a été l’éducateur, le père de son peuple . » [1]
Séduction contre distanciation, sympathie contre répulsion : telle fut la distinction opérée par Daniel Halévy qui rencontra trois fois le Duce en 1932. Sa position résume-t-elle celle de tous les intellectuels français partis à la rencontre des dictateurs d’outre-Rhin et d’outre-Monts ?
Au cours des déplacements réalisés par les intellectuels français dans l’Europe brune et noire, des formes surgissent de manière récurrente dans la littérature de voyage, en constituent des motifs distinctifs et essentiels. Figure anthropologique de l’altérité et produit du nouveau régime, l’Italien ou l’Allemand incarne un exotisme politique aux yeux du visiteur français. Cependant, ces rencontres ne produisent pas toujours une science précise de l’objet étudié. Ainsi, au terme de son voyage, le socialiste Daniel Guérin usait du terme de « cacophonie » allemande : celui qui avait voulu voir l’Allemagne de la fin de 1932 n’y entendait concrètement plus rien. Si les intellectuels français voyagent pour voir et rapporter ce qu’ils ont vu, il semble que certains motifs s’imposent dans leurs récits. Ainsi le passage de la frontière et la rencontre des jeunesses allemande ou italienne viennent rapidement heurter les représentations des intellectuels en voyage. Mais c’est à la rencontre des dictateurs, incarnant le régime, que nous voudrions nous intéresser.
Cette figure du dictateur s’impose très fréquemment dans les narrations des voyageurs au point d’en devenir un topos incontournable. Dominant l’organisation des pouvoirs en Italie comme en Allemagne, le Duce et le Führer captent l’attention des visiteurs français. Voir la figure du chef devient l’acte par lequel passe toute compréhension de la destinée des mouvements fascistes. Cette rencontre est un prisme cognitif. L’esthétisation du politique au sein des régimes totalitaires passe en priorité par la mise en scène du corps et du visage du chef, que nombre de voyageurs veulent scruter, éventuellement toucher. Dès lors, les récits mentionnent les éléments de présence visible du chef. En plus des réalisations concrètes de sa volonté, ils se montrent attentifs aux traces symboliques de son pouvoir. Certains voyageurs obtiennent par ailleurs des audiences, des possibilités d’entretien, de manière très inégale selon le dictateur, d’autant que Mussolini maîtrise le français, mais pas Hitler. Plus accessibles, d’autres piliers du régime accordent un entretien aux intellectuels français, désireux de trouver une autre incarnation du pouvoir fasciste ou nazi, voire d’identifier le successeur du tyran.
Nous usons ici du terme d’intellectuels pour désigner des écrivains, des reporters partis à la rencontre des dictateurs : toutefois leurs récits ne constituent pas leur acte de naissance en tant qu’intellectuels. Ayant déjà publié textes et ouvrages avant ce voyage en dictature, ces voyageurs bénéficient d’une réputation en France comme à l’étranger. Cette fama, associée à l’action des réseaux d’entente bilatéraux, tels les Comités France-Italie (1931) et France-Allemagne (1935), auxquels appartiennent nombre des auteurs cités ici, permet d’ouvrir les portes de la chancellerie allemande ou du palais Chigi. Élites, diplômés, groupes de créateurs, intervenant dans les questions publiques donc politiques, définissant une relation génétique avec les cercles du pouvoir dans une perspective de légitimation réciproque, ces intellectuels forment une catégorie dont la délimitation ne passe pas par ses statuts mais par son action, « son intervention sur le terrain du politique . [2]
Provenant des sphères culturelles pour devenir producteur ou consommateur d’idéologie, l’intellectuel pense et communique sa pensée : le récit de voyage, sous la forme assumée du reportage, devient le support médiatique de cette dernière. Il propose ainsi une revendication et un essai sur un sujet contemporain : les régimes nouveaux de l’Italie et l’Allemagne, et, en filigrane dans nombre de récits, le meilleur régime politique pour la France. Mus par un intérêt personnel ou professionnel, ces intellectuels partageaient en majorité un anticommunisme public auquel s’ajoutait parfois un antiparlementarisme vigoureux. Les médias, pour lesquels ils rapportent leurs entrevues, sont en quasi-totalité d’obédience conservatrice. Autant de qualifications leur permettent d’interroger les parcours des dictateurs, de s’intéresser à l’homme fort et d’en obtenir un entretien.
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