Le professeur Vijay Prashad est né et a grandi à Calcutta en Inde ; Il est aujourd’hui le directeur du département des “Etudes internationales” au Trinity College d’Hartford, dans le Connecticut aux Etats-Unis. Il est l’auteur d’une histoire du tiers-monde, intitulée “The Darker Nations”. Il nous déclare : “Il aurait été bien embarrassant de faire passer Khadafi devant un tribunal”. Notre professeur d’origine indienne ne critique pas seulement l’attaque de l’OTAN contre le convoi qui transportait Khadafi mais aussi l’assassinat de l’ancien dictateur libyen.
Q. : Prof. Prashad, nous venons de lire le bilan que vous tirez des 42 ans de règne de Khadafi. Comment jugez-vous l’assassinat du Colonel et de son fils Moutassim ?
VP : La façon dont a été conduite l’attaque de l’OTAN contre le convoi, puis l’exécution de Khadafi, sont des faits particulièrement interpellants parce qu’ils sont en contradiction formelle avec les principes de l’ONU et de la Convention de Genève qui interdisent les exécutions perpétrées sans jugement. Philip Alston, qui fut jadis le porte-paroles de l’ONU, avait établi des critères très clairs, s’opposant aux assassinats délibérés ou aux meurtres “spontanés”. Je suis heureux d’apprendre que l’ONU fera enquête à propos de la mort de Khadafi, même si l’organisation ne pourra pas imposer des mesures sévères. Car elle enquêtera seulement sur l’espace-temps entre la capture de Khadafi et sa mort, et ne se penchera pas sur l’attaque aérienne contre le convoi qui le transportait, alors que ce convoi ne présentait aucun danger pour la vie de civils.
Q. : L’OTAN prétend le contaire : les véhicules auraient présenté un “danger considérable” pour la population civile...
VP : Vu la situation, cette affirmation est dépourvue de crédibilité. En quoi consistait donc le “danger considérable” ? Nous devrions recevoir plus de preuves et non pas seulement nous contenter de cette affirmation. Qui est de nature irresponsable. Les affirmations de ce genre ne peuvent en rien constituer les bases rationnelles d’une explication. Y a-t-il des preuves que le convoi attaquait des civils ? Comment l’oeil du ciel a-t-il pu le savoir ? Si l’on tient compte de la longue histoire des tentatives d’assassinat par voie aérienne —comme par exemple par le biais de drones— on ne peut déduire, dans le cas qui nous préoccupe, qu’il y avait un combat réellement engagé. L’affirmation de l’OTAN ne me convainc pas.
Q. : Dans l’ensemble, l’attaque de l’OTAN contre la Libye peut-elle être qualifiée d’ “intervention humanitaire” ?
VP : Si cela avait été une “intervention humanitaire”, au sens véritable du terme, l’OTAN aurait d’abord tenté d’amener les parties à une table de négociations pour chercher les bases d’une paix. Ensuite, l’OTAN aurait alors rapidement veillé à ouvrir des “corridors humanitaires” vers l’Egypte, la Tunisie, le Tchad et l’Algérie, pour permettre aux civils, coincés dans les villes assiégées, de fuir. Rien de cela n’a été fait. Dans le cas de la Libye, nous avons plutôt affaire à une forme guerrière d’“intervention humanitaire”. Elle parie sur une victoire militaire au lieu de parier sur un processus qui aboutirait à une solution pacifique du conflit. Car on voit désormais que la vengeance est à l’oeuvre et que sévissent des groupes armés dans tout le pays. C’est une terrible tragédie.
Q. : Y avait-il intérêt à faire taire Khadafi ?
VP : Très probablement. Khadafi aurait eu beaucoup de choses à dire. Par exemple sur l’étroite collaboration entre le MI5 britannique, la CIA et les services secrets égyptiens qui utilisaient les prisons libyennes pour pratiquer la torture. Et cela n’aurait été qu’une anecdote parmi de nombreux faits... Khadafi aurait eu pas mal de choses à raconter sur Berlusconi. Ou sur les puissances arabes du Golfe, qu’il haïssait, et qui le haïssaient encore davantage.
Q. : Dans votre livre, vous faites une distinction entre le Khadafi des premières décennies de son règne et le Khadafi ultérieur...
VP : Oui. Je pense qu’il y a eu, pour parler simple, deux Khadafi. Les Etats inféodés à l’OTAN cherchent à faire oublier que le Khadafi de ces dernières années a été une sorte de réformateur néo-libéral et un allié contre le terrorisme. Le Khadafi des premières décennies, entre 1969 et 1988, fut un homme d’Etat soucieux de créer des “biens sociaux” pour son peuple. La population s’est habituée à être gâtée. Mais quel avenir attend aujourd’hui la Libye, selon les propres paroles du secrétaire général de l’OTAN ? Elle aura des dirigeants pro-occidentaux, qui lui offriront une fausse liberté politique et lui imposeront le néo-libéralisme, afin de fabriquer une sorte de Dubai en Méditerranée. N’est-ce pas là le but déclaré ?