Pour tous les élèves de France, depuis 75 ans, le 6 juin 1944 est le jour de notre libération. Si déloger les Allemands à coups de bombardements aériens était nécessaire, la nécessité de bombarder toutes les grandes villes de la côte normande interroge aujourd’hui. Le peu de considération pour les civils et pour les villes provient-il du fait que les Anglo-Américains considéraient la France et les Français comme des ennemis ? Quelle différence finalement entre les milliers de morts caennais ou rouennais et ceux de Dresde ? Les bombardements de civils n’auront pas eu raison de la résistance armée allemande dans les deux cas. Au contraire, ils ont levé les populations contre l’envahisseur, ou le destructeur.
- Dresde ? Rouen, fin août 1944...
Le peu de cas de l’envahisseur yankee (même si les Anglais étaient majoritaires le jour du débarquement) envers la population de Normandie est le résultat de l’image du Français veule et collaborateur, une image élaborée par les services de propagande américains, notamment dans le journal Stars and Stripes (Étoiles et Bandes).
Mary Louise Roberts a publié What Soldiers Do (Ce que font les soldats), un livre détonnant sur la sexualité des soldats américains après le Débarquement de 1944, écrit L’Express du 26 juin 2013. Les viols massifs des Françaises par les soldats libérateurs y sont abordés sans tabou, un tabou qui aura tenu des décennies. Les flonflons de la victoire évaporés, il reste la réalité, sale, grise, dérangeante.
Mary Louise Roberts : « En épluchant la presse militaire, en particulier le magazine Stars and Stripes, on réalise que toute l’expédition américaine en Normandie a été vendue aux soldats comme une formidable opportunité sexuelle. Ailleurs, sur le front du Pacifique, il est facile de motiver les troupes, car, après tout, les Japonais nous ont attaqués. En Europe, en revanche, les Allemands représentent un ennemi différent, des Blancs difficiles à diaboliser par des stéréotypes raciaux. L’état-major américain a besoin de trouver un stimulant basique et efficace qui encourage ces jeunes hommes à débarquer sous les balles à Omaha Beach. C’est pourquoi on a sexualisé à outrance l’enjeu de la future bataille sur le sol français.
L’Express : Comment a-t-on procédé ?
Mary Louise Roberts : D’abord, la réputation libertine de votre pays est confortée par les souvenirs vécus, mais souvent très exagérés, du contingent américain venu en renfort pendant la Première Guerre mondiale, en 1917. Un dessin de Stars and Stripes montre deux GI traquant des jeunes filles dans un village. L’un d’eux dit : "Papa m’a beaucoup parlé de cet endroit !" Le Guide pratique à l’usage des GI’s en France, en 1944, est à cet égard un chef-d’œuvre de duplicité alléchante : "On dit que les Françaises sont faciles, alerte-t-il. Mais en fait, pas du tout !" On ne manque pas de le mentionner tout de même... Et les soldats qui rampent sous le feu allemand le 6 juin 1944 portent tous un lot de cinq préservatifs distribué avec leurs munitions... »
La France est donc à punir, mais il faut le faire hypocritement. Elle n’a pas résisté aux Allemands, elle a collaboré, alors elle doit payer. Les Français sont considérés comme des couards, les Françaises comme des salopes, et les deux méritent leur sort. Ce seront les bombardements et les viols. Mais cela va plus loin, politiquement :
L’Express : « Visiblement, les Américains ne prennent pas la France au sérieux.
Mary Louise Roberts : C’est effectivement l’arrière-plan politique de toute l’histoire. On connaît l’inimitié de Roosevelt envers de Gaulle et, surtout, le peu d’intérêt des Américains pour un rétablissement rapide de la souveraineté française. Le cliché d’une nation de débauchés justifie tacitement le contrôle total de la France au nom des priorités politiques et militaires américaines. Il porte les relents d’un classique discours colonial décrivant le peuple dominé comme trop lascif, primitif, indolent et irresponsable pour s’administrer lui-même. »
Les clichés servent les buts de guerre, il s’agit pour l’Amérique de dominer la France, ce qu’elle fera par la suite culturellement et politiquement, jusqu’à ce que de Gaulle dise stop, 14 ans plus tard. Mais l’indépendance sera de courte durée... On a accusé le futur sauveur de la France d’avoir collaboré avec les Anglais et les Américains lorsqu’il était à Londres, avec son embryon de gouvernement provisoire. Dans ses Mémoires de Guerre (tome 2), de Gaulle rappelle pourtant que c’est Darlan qui était la « chose » des vainqueurs :
« Il n’en faut pas davantage pour que le Président Roosevelt surmonte, à l’égard de Darlan, les scrupules démocratiques et juridiques que, depuis plus de deux années, il opposait au général de Gaulle. Par son ordre, Clark reconnaît le haut-commissaire et entame avec lui des négociations qui aboutissent, le 22 novembre, à un accord en vertu duquel Darlan gouverne et commande, pourvu qu’il donne satisfaction à ses vainqueurs anglo-saxons. »
Alain Peyrefitte, dans son ouvrage C’était de Gaulle, explique ce choix américain :
« On voit donc bien la collusion qu’il y avait entre les autorités américaines et les autorités du régime de Vichy. Le président Roosevelt et les cercles dirigeants américains voulaient disposer, au sortir de la guerre, d’une France aussi domestiquée que celle qu’avait souhaitée Hitler. C’était finalement un conflit d’impérialisme entre les Américains et les Allemands, rien d’autre.
Et Roosevelt souhaitait promouvoir les pétainistes contre de Gaulle parce qu’il savait parfaitement qu’ils seraient infiniment plus dociles, pour obéir à Washington comme ils obéissaient à Berlin, plutôt que le Fondateur de la France Libre, dont l’intransigeance sur l’indépendance de la France était déjà légendaire. »
Alain Peyrefitte rapporte les propos de Charles de Gaulle :
« Roosevelt était un type qui voulait dominer l’univers et, bien entendu, décider du sort de la France. Alors, de Gaulle, ça l’embêtait ; il ne le trouvait pas assez souple. Il pensait que le jour où les Américains auraient débarqué en France, si le Maréchal était encore là, il n’aurait rien à leur refuser ; ce qui était bien vrai.
Ensuite, Vichy étant devenu vraiment impossible, il a laissé tomber Vichy. Il a essayé de se rattraper sur Giraud.
Puis, voyant que ça ne donnait rien, il a essayé de se rabattre sur Herriot. Il a même tenté de fabriquer un gouvernement à Paris au moment où j’allais y entrer, avec Laval, Herriot. Tout ça été manigancé avec Otto Abetz [Représentant de Hitler à Paris sous l’Occupation] et avec Allen Dulles, qui était à Genève pour le compte de la CIA. »
Il y avait effectivement un plan assez délirant de gouvernement de la France par les Américains et ce, dès 1941-1942. Au même titre que les futurs vaincus – Allemagne, Italie, Japon – la France aurait été gouvernée comme un protectorat, et le comportement du commandement américain en France au moment du débarquement le confirme. Aucun respect, aucune pitié, un pays à écraser sous les bombes ou sous la botte, comme un vulgaire ennemi. « Ce gouvernement militaire américain des territoires occupés aurait aboli toute souveraineté, y compris le droit de battre monnaie, sur le modèle fourni par les accords Darlan-Clark de novembre 1942 », écrit Le Monde diplomatique.
De Gaulle se vengera du plan américain en signant, le 10 décembre, un « traité d’alliance et d’assistance mutuelle » avec Moscou, ultime provocation, et début de l’indépendance française fragile entre les deux grands, le jeu habile du futur premier président de la Ve République. Il n’est alors pas anormal de voir à l’automne 1944 les troupes françaises (reconstituées en partie) et américaines être au bord de l’affrontement, comme le souligne Le Point du 3 juin 2019 :
« “Des scènes de sauvagerie et de bestialité désolent nos campagnes. On pille, on viole, on assassine, toute sécurité a disparu aussi bien à domicile que par nos chemins. C’est une véritable terreur qui sème l’épouvante. L’exaspération des populations est à son comble”. Le 17 octobre 1944, quatre mois et demi après le Débarquement en Normandie, La Presse cherbourgeoise, quotidien local de Cherbourg, publie cette mise en garde sous le titre “Très sérieux avertissement”. »
La cohabitation avec les libérateurs se passe mal. Et l’occupant saisit le problème sous la forme d’un mémo de la 1ère armée américaine : « L’enthousiasme des Normands pour les forces anglo-américaines risque de s’inverser proportionnellement à la durée de notre séjour en Normandie ». Les destructions ont laissé un goût amer dans la population, et on comprendra plus tard que si les ports et les infrastructures devaient être bombardés pour en déloger l’occupant, les bombardements de civils n’étaient pas nécessaires, d’un pur point de vue militaire.
- Lisieux, détruite à 75% pour rien
« Bombarder en ami » (la stratégie US)
« C’était un choc de s’apercevoir que nous étions pas accueillis comme libérateurs par la population locale, comme nous nous l’avions mentionné... Ils nous voyaient comme des porteurs de destructions et de douleurs. » (Journal d’un colonel américain)
L’historien britannique Andrew Knapp résume la stratégie alliée : « Transformer les villes en champs de ruines difficiles à franchir pour les troupes allemandes »... Ce qui freinera d’autant la progression des troupes anglo-américaines et ne gênera pas fondamentalement la mobilité de la Wehrmacht.
« La stratégie anglo-américaine de bombardement intensif a suscité de nombreux débats entre les historiens pour apprécier son efficacité et sa pertinence. Stratégie particulièrement meurtrière pour les populations civiles puisqu’elle a pour conséquence la mort de près 20 000 civils (soit un tiers de tous les civils tués durant la Seconde Guerre Mondiale, civils tués par les bombardements mais aussi par les mitraillages aériens des convois de réfugiés ou les résistants et otages fusillés) pour une perte de 37 000 soldats alliés et de 80 000 soldats allemands. 3 000 civils normands sont tués le 6 juin, soit le même nombre de morts que les soldats alliés en ce Jour J. Les bombardements atteignent souvent des villes qui ne constituent pas un objectif majeur. Claude Quétel, directeur scientifique du Mémorial de Caen précise que les bombardements, en dépit de leur objectif initial, sont loin d’être parvenus à bloquer les mouvements allemands. » (Vingtième Siècle : Revue d’histoire)
L’engouement pour les libérateurs s’inverse : on commence à regretter les Allemands !
« Suivent les querelles financières et matérielles. Fin août 1944, les Américains emploient 7 000 travailleurs civils pour 75 francs par jour et une ration militaire. “Avec 100 francs, les Allemands payaient mieux” constatent les ouvriers. L’Organisation Todt, chargée de construire le mur de l’Atlantique, n’avait pas lésiné sur les moyens. Rapidement, les Français seront remplacés par des prisonniers de guerre allemands… »
Pourquoi cet empressement et cette violence américains ? Parce qu’en 1944, il faut à tout prix empêcher Staline de se manger trop d’Europe, même si le partage en deux entités, Europe de l’Ouest et Europe de l’Est, a été entériné à Téhéran (du 28 novembre au 1er décembre) l’année précédente, bien avant la conférence de Yalta (4-11 février 1945) donc, que l’histoire a retenue. Y sont décidés et le débarquement de Normandie, et le partage de l’Europe en zones d’influence. Car depuis l’été 1943 et la défaite de Koursk, les états-majors de l’Axe et des Alliés savent que l’Allemagne a perdu. Elle n’a plus les moyens matériels de rivaliser sur tous les fronts avec le bloc anglo-américain d’un côté et le bloc soviétique de l’autre. Le pétrole va manquer, Goering le sait et il ne croit pas au concept de « guerre totale » lancé par Goebbels début février 1943.
La fine fleur des divisions d’assaut de la Wehrmacht a disparu en Russie, la Turquie n’envoie plus de chrome à l’Allemagne, les 2 000 avions anglo-américains tiennent le ciel allemand et la Luftwaffe n’est plus qu’un souvenir. Tous les voyants nazis sont au rouge, plus de deux millions de soldats soviétiques se pressent à la frontière biélorusse (ce sera pour le 22 juin, jour de revanche pour Barbarossa), il est temps d’agir. Les Américains et les Anglais mettront deux ans pour trouver les moyens matériels et la stratégie du débarquement, avec en prime l’intoxication « Fortitude », qui a laissé croire au renseignement allemand que le débarquement du 6 juin 44 sur les côtes normandes n’était qu’un « fake » destiné à détourner les 10 divisions blindées (en attente derrière les 50 divisions côtières) du Pas-de-Calais, le vrai lieu du débarquement. Mais tout cela est connu.
« Malgré ces moyens, le succès n’était possible que si les forces allemandes de réserve ne parvenaient pas à se concentrer à temps et en nombre sur les plages normandes. Le front de l’Est absorbe les deux tiers des unités de combat terrestres allemandes et la campagne de bombardement anglo-américaine au-dessus du Reich y fixe la presque totalité de l’aviation allemande. Ce n’est pas suffisant. Un plan de désinformation d’une très grande sophistication, “Fortitude”, est organisé avec succès qui fait croire aux Allemands, y compris après le 6 juin, que le débarquement aura lieu dans le Pas-de-Calais. On éloigne ainsi de Normandie des forces puissantes et celles qui restent seront ralenties par la destruction ou le harcèlement systématique des axes de communication par l’aviation alliée. » (Le Figaro)
Pourtant, rien n’était gagné, et Overlord était un pari risqué : « Dans la nuit du 27 au 28 avril, la répétition sur les côtes anglaises du débarquement en Normandie s’était achevée par un désastre avec 1 250 morts et blessés. Il avait alors suffi aux Allemands de lancer un raid de neuf vedettes rapides depuis Cherbourg pour enrayer la machinerie alliée », écrit Le Figaro. Le raid de Dieppe du 19 août 1942 est la première tentative de débarquement en Europe contre la forteresse allemande, un front défensif de milliers de kilomètres des côtes d’Aquitaine aux côtes norvégiennes. Des constructions en dur (les bunkers sont toujours là, sur nos plages, 75 ans après !), des mines partout, des canons à longue portée, des torpilleurs, un travail colossal de l’organisation Todt qui devait assurer la tranquillité des Allemands sur le front Ouest. Sur les 8 000 hommes de ce raid, 1 800 laisseront leur vie (dont une majorité de Canadiens) et feront comprendre à l’état-major allié que seule une opération massive pourra avoir raison de la résistance allemande. Ce sera le cas deux ans plus tard avec la plus formidable armada jamais vue dans l’histoire. Une technologie nouvelle permettra de réussir l’opération : barges de débarquement, ports artificiels, pipe-line sous-marin pour alimenter en pétrole les navires et les chars...
Aujourd’hui, le 6 juin 2019, les Alliés commémorent la libération de la France et de l’Europe, mais Vladimir Poutine n’est pas invité. Or chacun sait que ce sont les Russes (la colonne vertébrale de l’armée soviétique) qui ont encaissé le plus lourd choc dans la Deuxième Guerre mondiale. Si les Anglo-Américains laisseront 3 000 soldats sur les plages normandes ce 6 juin 44, ce ne sera rien par rapport à la guerre d’extermination qui a eu lieu à l’Est.
Le président français Emmanuel Macron, peut-être dans l’esprit du général de Gaulle (qui refusera de commémorer ce jour pour les raisons que l’on vient d’énumérer), n’est qu’à moitié présent pour ces cérémonies, qui ont d’ailleurs pris un tour grotesque, entre spectacle de cabaret et promotion du mondialisme.
75 ans après, la « libération » du joug nazi (pour le joug américain), suite à la remontée d’informations sur les véritables buts de guerre, a un goût amer. L’Amérique ne venait pas uniquement pour libérer la France et l’Europe mais pour les recoloniser après la parenthèse allemande. La création de l’Union européenne au sortir de la guerre sera l’un des moyens d’assurer la domination américaine en Europe de l’Ouest. La nouvelle Europe américaine sera truffée de bases militaires et l’OTAN placera bientôt ses têtes nucléaires autour du « rideau de fer » (expression de Churchill), histoire de briser l’axe Paris-Berlin-Moscou qui ne demande qu’à se reformer parce qu’il est le destin naturel de l’Europe entière.