Les librairies et éditions islamiques fleurissent, pour le meilleur – le savoir – et pour le pire – marchands du temple et discours de haine.
La rue Jean-Pierre-Timbaud à Paris a deux visages. La nuit, l’alcool coule à flots, comme dans tout le bas Belleville. Et le jour, les abords de la mosquée Omar se transforment en « Quartier latin islamique », prisé pour ses « librairies » spécialisées. Des boutiques qui vendent en fait bien plus que des livres. Orientica-Iqrashop, à la sortie du métro Couronnes, est typique de ces commerces hybrides.
Deux jeunes femmes, cheveux découverts, y auscultent boîtes de henné, tapis et autres produits « ethniques ». Un géant en qamîs (habit blanc du temps de Mahomet) passe la porte avec un sourire et un « Salam aleykoum ». Un client à calotte en complimente un autre pour son maillot de foot, sous les livres reliés d’arabesques dorées. À l’arrière, les essais du Suisse Tariq Ramadan et du Français Aïssam Aït-Yahya, pourfendeur de la laïcité, luisent sous plastique. Et les œuvres complètes du Turc Harun Yahya, champion du créationnisme musulman, côtoient la philosophie de Roger Garaudy, communiste converti à l’islam, condamné pour ses délires négationnistes. Curieux bazar.
Le Coran est Charlie
Il existe bien pourtant à Paris de véritables « librairies islamiques ». La Librairie d’Orient, face à l’Institut du monde arabe, est un dédale tortueux de beaux livres et de publications savantes. C’est le QG du groupe Al Bouraq (nom de la monture céleste du Prophète), fondé en 1992 par des Libanais, les Mansour, à la fois libraires, éditeurs et distributeurs. Le père était parti de rien, les frères et les sœurs se répartissent désormais les rôles. Devenus leaders de leur marché, ils se sont même hissés dans le top 10 des éditeurs de livres religieux établi en 2010 par Livre Hebdo, avec plus de 400 ouvrages au catalogue, dont 99 % en français (l’essentiel de la demande).
Malgré la crise du livre, les affaires tournent. « Au lendemain des attentats de janvier, explique l’aîné, Wissam Mansour, on a observé une nette augmentation – environ 30 % sur un an – dans la demande des livres religieux islamiques, précisément le Coran. » L’éternel best-seller ! Particularité de 2015 : « Cette demande vient des enseignes non spécialisées, et donc de toute la population française », selon Wissam Mansour.
C’est qu’Al Bouraq travaille depuis longtemps à élargir son public. La maison a lancé en 2003 l’« Opération Ramadan », un partenariat avec de grandes enseignes. Le mois sacré est en effet la rentrée littéraire de l’islam. Dans plus de 1 000 grandes surfaces, Coran, conseils culinaires pour la rupture du jeûne et guides spirituels viennent se glisser parmi les derniers Levy, Musso et Zemmour.
Opération Ramadan
Un franc succès qui s’attire les critiques. En juillet 2014, des pétitions relayées par la presse dénoncent « la propagande islamiste » vendue en supermarché, comme La Voie du musulman, du sévère cheikh algérien Abu Bakr al-Jazairi, un wahhabite pour qui une lecture littérale du Coran justifie entre autres la peine de mort pour les apostats. Mais cette polémique n’est pas parvenue à stopper l’« Opé ». « L’information venait de l’Observatoire de l’islamisation, un blog d’extrême droite, décrypte Wissam Mansour. Le problème, c’est que cela ait été repris ailleurs sans être sourcé ! »
Pour le gérant d’Al Bouraq, c’est un mauvais procès : « Nous faisons notre métier de libraires. Nous essayons de couvrir le panel le plus large de la civilisation arabo-musulmane. » Même les sunnites les plus intransigeants, qui se pincent le nez chez ces commerçants chiites, conseillent Al Bouraq : on y trouve tout. En 2009, une seconde librairie a ouvert, rue Jean-Pierre-Timbaud. « La typologie client est différente. On vendra moins de romans et plus de textes religieux au métro Couronnes. » Derrière la large vitrine de cette nouvelle boutique, des rayonnages bien ordonnés et une table pour les têtes de gondole, comme dans les meilleures chaînes généralistes. Dessus, parmi les appels à la tolérance de l’imam libéral Tareq Oubrou et les méthodes d’arabe, Comprendre l’Empire d’Alain Soral, plusieurs fois condamné pour des propos antisémites.
Paru en 2011, l’essai n’a pas grand-chose à voir avec l’islam, si ce n’est que ses violentes charges anti-israéliennes se sont écoulées à plus de 100 000 exemplaires. « Il y a une demande, justifie Wissam Mansour. Ses ventes sont exceptionnelles. Si ses livres font l’objet d’une décision de justice, nous nous y plierons. »
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