La CIA a utilisé la Suisse comme base arrière pour mener certaines de ses activités de renseignement des années 1960 à 2010. Elle a intercepté des documents confidentiels via une société basée à Zoug. Le Conseil fédéral a décidé d’ouvrir une enquête.
Une enquête publiée par le Washington Post, le 11 février, révèle que la Central Intelligence Agency (CIA) et le service de renseignement extérieur ouest-allemand (Bundesnachrichtendienst, BND) ont mené des activités de renseignement, intercepté des milliers de documents confidentiels et déchiffrer les messages codés de plus de 100 pays entre les années 1960 et les années 2000, en utilisant l’entreprise suisse Crypto AG, spécialisée dans la fabrication de dispositifs de chiffrement, notamment pour garantir sur le terrain le secret des communications des agents de renseignement de nombreux pays.
En réponse aux récentes découvertes, le Conseil fédéral suisse, l’organe exécutif de la Confédération suisse, a décidé d’ouvrir une enquête. La Suisse a également suspendu, en décembre, la licence générale d’exportation accordée aux sociétés ayant succédé à Crypto AG « jusqu’à ce que les clarifications qui s’imposent aient été effectuées ».
Un « partenariat hautement confidentiel »
La révélation est capitale puisque, pendant plus de quarante ans, des dizaines de gouvernements du monde entier ont acheté et utilisé les dispositifs mis au point par Crypto AG, pour assurer la confidentialité des communications de leurs agents, espions, soldats et diplomates. Sauf que la société suisse, vendue en 2018 à une entreprise suédoise, était secrètement noyautée par la CIA et le BND.
Ainsi, les deux agences « ont truqué les équipements de la société afin de casser facilement les codes que les pays – et clients – utilisaient pour envoyer des messages cryptés » ; leur permettant donc d’espionner leurs ennemis mais aussi leurs alliés.
L’Agence américaine de renseignement a acheté des parts de la société suisse Crypto AG basée à Zoug en 1971, en passant par une fondation du Liechtenstein, dans le cadre d’un « partenariat hautement confidentiel » avec son homologue allemand, et via un montage de sociétés basées dans des paradis fiscaux, selon le Washington Post, la télévision allemande ZDF et la radio-télévision suisse SRF.
Devenue après la Seconde Guerre mondiale le leader sur le marché des machines portables de cryptage, Crypto a vendu pour des « millions de dollars » de matériel à plus de 120 pays, rapporte l’AFP. Parmi ses clients, on trouve l’Iran, les juntes militaires d’Amérique latine, l’Inde, le Pakistan, l’Arabie saoudite, la Libye et le Vatican, explique le quotidien américain.
Les machines vendues aux alliés des États-Unis étaient sécurisées, tandis que d’autres pouvaient être craquées par les espions américains. Elles ont ainsi permis de surveiller la crise des otages à l’ambassade américaine de Téhéran en 1979, fourni des informations sur l’armée argentine à la Grande-Bretagne pendant la guerre des Malouines en 1982 ou suivi les campagnes d’assassinats des dictateurs sud-américains, affirme le Washington Post.
La CIA a également eu rapidement la preuve de l’implication de la Libye dans l’attentat contre une discothèque à Berlin-Ouest en 1986, qui avait tué deux soldats américains.
L’opération, nommée « Thesaurus », puis « Rubicon », a été « le coup du siècle » en matière de renseignement, se félicite la CIA dans un rapport de 2004 consulté par les auteurs de l’enquête. Ces derniers ont également eu accès à des documents rassemblés par les services de renseignement allemands en 2008.
« Les gouvernements étrangers payaient de belles sommes aux États-Unis et à l’Allemagne de l’Ouest pour le privilège d’avoir leurs communications les plus secrètes lues par au moins deux (et peut-être jusqu’à cinq ou six) pays étrangers », explique l’Agence américaine, en référence à son alliance avec les services secrets britanniques, australiens, canadiens et néo-zélandais (UKUSA puis Five eyes).
À partir de 1970, la CIA et l’Agence de surveillance National Security Agency (NSA) « ont contrôlé pratiquement tous les aspects des opérations de Crypto, prenant avec leurs partenaires allemands les décisions concernant les embauches, la technologie, sabotant les algorithmes et ciblant les acheteurs », écrit le Washington Post.
Le programme avait toutefois ses limites : les principaux rivaux des États-Unis, l’Union des républiques socialistes soviétique (URSS) et la Chine notamment, n’étaient pas clients de la firme suisse helvétique.