Au fil de l’analyse de ses postulats et de ses contradictions pratiques, la logique libérale apparaît à Michéa comme une pensée double. Droit et Marché assurent l’osmose d’un système dialectiquement unitaire. En reprenant Orwell, il constate que le libéralisme est, encore plus que cette pensée double, une double pensée. Celle-ci implique de penser simultanément et consciemment deux postulats antinomiques sans tenir compte de cette contradiction.
Dès Impasse Adam Smith, Michéa a proposé cette lecture. La propagande, expliquait-il, nous assure que les avancées technologiques toujours plus nombreuses et performantes libèrent progressivement l’homme de l’aliénation et de la domination. Dans les faits, il nous est demandé de travailler davantage pour des salaires minorés, et dans des conditions précaires. (1)
L’intelligentsia de gauche, principal relais de la propagande systémique, n’est pas épargnée par cette schizophrénie. Elle ne voit aucun paradoxe en prônant, d’une part, le sans-frontiérisme intégral, pour d’autre part exiger le respect des souverainetés tibétaine et palestinienne.
Par sa réflexion bornée, l’intellectuel moderne évacue toute complexité de son esprit et ne voit aucune contradiction à fustiger une critique anticapitaliste forcément réactionnaire, tout en se faisant l’apologète du « doux commerce » dont le pouvoir émancipateur libère l’individu du carcan étatique et policier. L’enseignant de gauche est quant à lui forcé de tomber dans la même logique, en s’opposant aux réformes libérales tout en prétendant concomitamment que malgré celles-ci le niveau monte et que la démocratisation de l’école est bénéfique. (2)
Toutes les contradictions du libéralisme risquent donc de renouer avec la guerre de tous contre tous, mais sous une nouvelle forme, triple : concurrence généralisée, querelle procédurière permanente et incivilité généralisée (3), aboutissement logique du libéralisme culturel généralisé et de son droit de tous sur tout.
Michéa démontre par conséquent que la prétention libérale à émanciper l’individu pour en faire un être autoréférent est fallacieuse. Pour preuve, il prend le nombre croissant d’experts dans tous les domaines de la vie, et en premier lieu l’École. L’homme de bon sens, responsable, mature, s’en remettrait désormais aux « experts » en sciences de l’éducation. Citant Georges Trow, Michéa pose qu’« en l’absence d’adultes, on se met à faire confiance aux experts. » (4)
Ce qui explique pour lui en grande partie le « destin libéral de l’école ». L’émancipation est de fait une fausse libération, encore plus mutilante que l’ancienne répression. Car si la modernité reconnaît l’homme en tant que consommateur, elle le nie en tant qu’être humain. Sa seule liberté est d’être un outil au service de la reproduction du système. Pour reprendre la métaphore proposée par Orwell, l’homme est désormais comme une guêpe qui n’a de cesse de se nourrir, sans fin, tout en ne s’apercevant pas qu’elle n’a plus d’abdomen.
(5) La seule utilité de l’homme est alors d’accompagner le système marchand dans sa fuite en avant en se pliant à ses rythmes. Peu importe, pour ce faire, qu’il puisse développer des qualités humaines et une conception critique dans son rapport au monde dont il fait partie. Il est donc encore moins question de l’appréhender sous l’aspect d’un potentiel adulte responsable. Dans une société devenue exclusivement gestionnaire, où l’individu est infantilisé, l’expertise est devenue la norme.
Mais la réflexion de Michéa ne se limite pas à une simple critique ni au démontage de la logique philosophique contradictoire de la modernité libérale. Il entend promouvoir un socialisme populaire, proche des postulats originels – et donc tant distinct du clivage droite-gauche qu’opposé aux cultes du Progrès et de la Modernité. Hybride et transversal, ce socialisme doit avoir pour base, tel qu’énoncé dans Orwell éducateur, le syndicat et la coopérative socialiste. Pour synthétiser, cette pensée de Gauche est à deux dimensions, indissociables. Elle suppose dans un premier temps d’opposer un conservatisme critique au mythe progressiste Dans un second temps, elle entend instaurer une société basée sur la common decency, ce bon sens inné propre aux gens ordinaires, antithétique de l’homme calculateur égoïste.
Un conservatisme critique
Le conservatisme critique est le qualificatif donné par Michéa à la pensée politique de George Orwell, dans Orwell, anarchiste tory. La question que se pose l’auteur de 1984, que l’on retrouve dans son article « Les lieux de loisirs », est de savoir si tout « progrès », tout changement, nous rend plus ou moins humain. (6)
Car la société d’Orwell – l’envers d’une société « orwellienne » – ne vise pas au bonheur (l’homme haïssait le « je-m’en-foutisme hédoniste » (7)) mais à la fraternité humaine. Elle est « une société libre, égalitaire […] honnête » (8) et « décente » (9). Méthodologiquement donc, Michéa opte lui aussi pour une comparaison systématique du présent et du passé pour distinguer ce qui dans la modernité aliène ou émancipe, en déterminant les seuils à ne pas franchir. Dans tous les cas, il s’agit d’opérer une critique radicale d’un monde analysé à travers le prisme de l’Économie.
1) Le rapport au langage
La liberté, en premier lieu, passe donc par le langage, dont la corruption entraîne le déclin de l’intelligence critique par dissociation du signifiant de son signifié originel (et réciproquement). La Gauche officielle, par exemple, assimile « conservatisme » à « archaïsme », « Droite », « ordre établi » ou encore « société d’intolérance et d’exclusion » (10). Tout anticapitaliste sincère, critique du libéralisme, se voit accoler le qualificatif de fasciste, utopiste, totalitaire, populiste – avec le sempiternel « vous faites le jeu du Front National » destiné à éviter toute critique sérieuse. Toute défense des valeurs propres à la société traditionnelle est quant à elle indexée comme conservatrice, réactionnaire ou raciste. (11)
Michéa entend réhabiliter le sens des mots, notamment en redonnant sa signification réelle au populisme (12) et au socialisme. Mais cela implique aussi de refuser la dénaturation du langage et sa transformation en Novlangue tel que nous l’offre le globish abscons du tertiaire pur – auquel nous pourrions ajouter le langage SMS. En y opposant, par exemple, un nouveau langage commun. (13)
Dans son dernier essai, La double pensée, il propose par exemple de privilégier la langue espérantiste face au business English, langue vernaculaire utilisée dans le processus libéral d’unification juridico-marchande – l’anglais qui, selon la logique libérale de Claude Allègre, « n’est pas une langue étrangère. » (14) Bien avant déjà, dans L’enseignement de l’ignorance, en plus d’insister sur la nécessité d’inclure des éléments conservateurs dans une vraie lutte anticapitaliste, Michéa précisait qu’un esprit critique est un esprit « qui n’a pas peur des mots ». (15)
Par ailleurs, une analyse du langage implique de déceler la signification réelle des euphémismes employés, qu’il s’agisse de l’émancipation, de la liberté ou encore de la Croissance. La critique de l’enseignement de l’ignorance est donc vitale. Toujours dans cet essai, Michéa offrait la traduction réelle d’une ville « qui bouge bien ».
En réalité, ceci signifie qu’elle est détruite par le tourisme et la promotion immobilière. (16) Car le déclin de l’intelligence critique crée ce qu’Orwell appelait la canelangue (duckspeak) : « les bruits appropriés sortent du larynx mais le cerveau n’est pas impliqué, comme il le serait si lui-même devait choisir ses mots. » (17) Une réaction conservatrice est donc nécessaire pour éviter que l’esprit ne soit réduit à l’état de gramophone.
Pour ce faire, il convient – contrairement à la méthode libérale – de partir non pas d’une position originelle hypothétique, paradigme épistémologique purement abstrait, mais du monde sensible – comme le fit Orwell – celui de l’expérience vécue. En se coupant du réel, le langage se prive de son rapport concret avec les choses et s’en dénature d’autant facilement. D’où, chez Orwell et Michéa, l’importance du rôle de la classe ouvrière.
2) Le rapport à la morale
Le second axe de la réflexion orwellienne – et par extension, michéenne – est relative au sens du passé, et donc de la morale – avant que le libéralisme et sa neutralité axiologique ne produisent d’effets réels. Ce sens du passé rompt avec le sens de l’histoire moderne et par suite post-moderne. Loin du monadisme nomade, Orwell promeut le lien et l’attachement, tout comme les travailleurs veulent protéger intuitivement certaines formes d’existence communautaire. (18)
Ce désir de conserver un héritage traditionnel se situe d’ailleurs souvent à l’origine de l’esprit révolutionnaire – dont le combat Luddite du 19ème siècle représentait une manifestation très éclairante. Tant le déracinement que l’a-moralité ne sont nullement des signes d’émancipation, si l’on suit Michéa, pour qui la reconnaissance de « droits à » spécifiques n’implique nullement qu’ils soient pour autant légitimes. Être socialiste c’est donc, comme l’expose la d’Orwell éducateur, être réactionnaire en refusant la tabula rasa et ses arguments fallacieux.
Pour revenir sur la comparaison entre le souhaitable et le dispensable dans l’innovation, Michéa distingue la marche arrière de la régression. Ce sont des rythmes imposés par le libéralisme dont il faut se méfier. Le sens des mots intervient encore une fois : la culture doit être distincte de la mode. Alors que la première, héritage de valeurs et tradition, relève de la transmission, la seconde reste intra-générationnelle, fugace et n’obéit qu’à la logique marchande. (19)
Le conservatisme critique du socialisme michéen entend entre autres appliquer sa méthode aux droits de l’homme, base théorique de départ privilégiée. Mais ils ne sont pas une fin, un dogme inaltérable qui comme aujourd’hui ne souffre aucune contestation. Si la théorie socialiste s’oppose au socialisme réellement existant auquel s’est confronté Michéa dans sa jeunesse, en allant en URSS, il refuse tout autant la sacralisation « citoyenne » droit-de-l’hommiste. Cette dernière formalisation s’est manifestée dans les années 1970, où les droits de l’homme ont été réintroduits « sans la moindre critique philosophique préalable ». (20)
Les combats « citoyens » ont alors été la seule finalité de la gauche. En outre, la dimension critique suppose d’accepter le constat que la lutte pour « le droit des minorités » et « contre toutes les discriminations » est le plus allée de l’avant là où les puissances économiques étaient les plus fortes. Une logique d’ingénierie sociale utilise donc les droits de l’homme comme paravent pour mener à bien sa politique. Initialement, rappelle Michéa, ces droits de l’homme formalisent et entérinent l’individualisme libéral. Mais cette distance prise avec les obligations communautaires et traditionnelles n’implique pas un sujet souverain.
Le rapport métaphysique a changé, lit-on, mais n’aboutit qu’à une plus grande aliénation. Bien avant La double pensée, Michéa écrivait que la destitution de la Loi et du Symbolique n’entraîne pas la victoire du sujet autonomisé, mais son passage à une autre forme de domination et de soumission, potentiellement plus forte. (21) Or si l’autonomisation individuelle et collective est pour Michéa le but de toute société décente, cela implique que l’homme soit pris dans sa dimension double : ni monade, ni rouage, il est un individu socialisé.
Par cette vie en communauté, il doit donc respecter certaines règles collectives. Les droits de l’homme défendus par Michéa ne sont donc pas les droits négatifs du libéralisme, mais des droits qui refusent le postulat anthropologique nouveau du calculateur rationnel et égoïste. Ceci implique, par ailleurs, d’accepter d’émettre des jugements de valeur qui limitent la fuite en avant des revendications. Et ce faisant, d’assurer les possibilités de réalisation d’une société socialiste, c’est-à-dire décente – et vice-versa.
De la décence
Nous touchons là au cœur des valeurs michéennes, directement héritées de la pensée politique de George Orwell. et du concept central énoncé par ce dernier : la common decency. Loin d’être une simple marotte, elle est le fil conducteur qui relie toutes les analyses de Michéa. La common decency est, pour lui, la condition inaliénable à respecter pour établir une société décente, « fondée sur ce que les hommes peuvent donner de meilleur chaque fois que le contexte politique et culturel les y encourage. » (22)
Il s’agit de refuser la fuite en avant, pour au contraire s’appuyer sur cette common decency (morale commune, décence ordinaire, décence commune) et le bon sens des classes populaires – et d’une frange de la classe moyenne – pour s’autolimiter en s’en servant comme garde-fou. Mais chez Michéa comme auparavant chez Orwell, il n’est pas question d’idéaliser de telles classes. Le contexte favorable dont parle Michéa est celui qui fait que l’homme reste vraiment homme, à savoir un individu socialisé enchevêtré dans un tissu de relations. Pour reprendre Mauss et ses héritiers du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales), la common decency est possible lorsque le système du don / contre-don trouve encore à s’exprimer. La triple obligation de donner, recevoir et rendre s’avère donc inséparable de toute société décente.
1) La common decency
Le socialisme populaire réside dans le maintien de cette common decency. Orwell est resté volontairement flou sur cette notion introduite pour la première fois dans son essai sur Charles Dickens. (23) Michéa la définit comme un ensemble de valeurs partagées permettant de faire sens par le lien commun. Elle est l’indicible qui prescrit et proscrit implicitement. Elle se caractérise, dans les faits, par la loyauté, l’amitié, le désintéressement, la générosité, la haine des privilèges. En deux mots, la sensibilité et la bienveillance. (24)
Là où dans le libéralisme, l’individu a le choix d’opter pour des valeurs de générosité ou d’égoïsme, il est ici question de reconnaître la supériorité de certaines valeurs humaines, d’accepter de prendre parti. La common decency constitue donc, dans son essence, l’antithèse des valeurs de l’intelligentsia et autres relais d’extrême-gauche libérale. Héritée des valeurs traditionnelles, c’est toutefois dans la modernité occidentale qu’elle trouve le plus à s’appliquer. Dans L’enseignement de l’ignorance, Michéa la qualifie de « mixte, historiquement constitué, de civilités traditionnelles et de dispositions modernes qui ont jusqu’ici permis de neutraliser une grande partie de l’horreur économique. » (25)
Il s’agit donc d’un dispositif critique interne à la modernité libérale. Il en va de même pour le socialisme, apparu après l’avènement de la civilisation industrielle. Orwell en donne de nombreux exemples dans son essai Le Quai de Wigan, parmi les ouvriers mineurs. Malgré la pauvreté de ce milieu, il y constate une réelle fraternité entre les hommes, et une forte propension au don de soi envers autrui. En somme, le contraire du Narcisse qui, ne parvenant pas à s’aimer, n’est pas capable d’aimer ni de donner à autrui. (26)
La common decency est un mécanisme intuitif dont les implications sont partagées par ceux qui partagent la vie des classes populaires. A l’opposé de l’anthropologie libérale, elle s’appuie sur la confiance réciproque. Dans Impasse Adam Smith, Michéa isole trois traits pour théoriser ce concept-clé a minima a) le sentiment intuitif de ce qui ne se fait pas, pour maintenir une coexistence quotidienne « véritablement commune » effective b) la bienveillance qu’implique cette réciprocité renvoie à une historicité spécifique.
En Occident, elle est l’héritage des valeurs chrétiennes et de la Révolution française. Mais son champ d’application la rend universalisable, car elle peut aller « de l’entraide bienveillante à la simple politesse » (27) c) aspect le plus décisif, pour Michéa, si la common decency est psychologiquement et philosophiquement accessible à tous, elle est avant tout l’apanage des gens ordinaires. Ces derniers ne dominent pas et ne cherchent pas à dominer – même si, réaliste, Michéa est conscient – comme l’était Orwell – que les risques de s’en écarter existent pour tous. (28) En somme, poursuit-il, la common decency est bien plus qu’un concept de résistance. Elle est « le point de départ indispensable de toute critique socialiste au sens originel du terme. » (29)
2) Donner, recevoir et rendre versus demander, recevoir et prendre
Sans ce « minimum de valeurs partagées et de solidarité collective effectivement pratiquée » (30), telle qu’est définie la common decency dans L’empire du moindre mal, une société est vouée à l’échec. En particulier, si la logique du donnant-donnant est universalisée, avec sa base contractualiste et calculatrice. Car la common decency, à lire Michéa, peut s’intégrer dans les théories maussiennes du système de don / contre-don.
Cette théorie de Marcel Mauss repose sur la triple obligation de donner, recevoir et rendre, nœud borroméen qui sous-tend toutes les sociétés traditionnelles. Profondément symboliques, celles-ci maintiennent une forte solidarité en faisant primer « le lien sur le bien », la relation dans le temps que le donnant-donnant rompt en l’achetant. Avec cette approche, l’hypothèse libérale s’écroule à l’épreuve des faits, selon Michéa.
Car les sociétés ne reposent pas sur une anthropologie pessimiste du soupçon faite de calculateurs égoïstes et rationnels, sans quoi elles n’auraient jamais pu se développer. L’anthropologie dite économique propose ainsi une hypothèse erronée en parlant de système économique originel voire de troc, une « fable » pour Michéa. La common decency est donc, en fin de compte, bien plus « naturelle » que notre comportement supposé rationnel, que la modernité libérale tente d’imposer pour que nous soyons enfin décidés à être nous-mêmes.
Dans la common decency comme dans le système maussien, l’éventail de la psychologie humaine est pris en compte, tant dans sa capacité belliqueuse que bienveillante. Il faut donc favoriser le contexte qui incitera davantage à la coopération et à l’amitié qu’à l’égoïsme et au conflit généralisé. Il conviendra, dans tous les cas, de refuser les fausses alternatives économiques qui, qu’il s’agisse d’un altermondialisme ou d’une alteréconomie, ne constituent au bout du compte qu’un altercapitalisme, au lieu de proposer un autre rapport des hommes à l’économie. (31)
Plusieurs implications en découlent, que Michéa propose. Critique envers les autres, il l’est tout autant avec les militants proches de sa sensibilité. En premier lieu, il est indispensable de rompre avec l’imaginaire du Spectacle et la propagande publicitaire, « nouveaux dispositifs de domination et autorité symboliques » (32) qui, insidieux, fonctionnent à la séduction. Ceci permettra de se débarrasser de ces « machines » qui, avec l’industrie du divertissement, servent à faire intérioriser l’imaginaire moderne. Agir de manière efficiente suppose pour Michéa de se mettre en conformité avec plusieurs principes.
La rotation permanente des tâches doit être assurée pour toutes les fonctions dirigeantes, pour se prémunir contre le révolutionnaire professionnel – que l’on retrouve d’ailleurs chez Orwell dans Le Quai de Wigan. De plus, comme notre révolution colorée de mai 68 l’a prouvé, il faudrait entretenir un rapport de méfiance à l’égard des médias officiels. Enfin, sans qu’il l’écrive explicitement, il faudrait utiliser les analyses combinées de Lasch et Orwell. A savoir, prendre la common decency comme jauge de l’intégrité du militant révolutionnaire – non exempt de critiques – afin de déterminer s’il n’agit pas uniquement comme une victime de la culture du narcissisme, i. e. un être incapable d’aimer et de donner mais en réalité animé par une volonté de puissance et la soif de reconnaissance, empli de ressentiment, obstacle psychologique fondamental (33) à la naissance d’une société décente.
La common decency doit donc servir de correctif référent pour se prémunir des tentatives hégémoniques d’intellectuels partidaires en devenir au sein des mouvements anticapitalistes. Car pour Michéa, afin d’inverser la tendance de l’époque, donner, recevoir et rendre sont la condition indépassable d’une rupture avec un système qui incite de plus en plus à demander, recevoir et prendre (34), à l’envers des médiations sociales intemporelles. Car la volonté de puissance, selon lui, consiste à demander toujours plus sans jamais rien donner en retour, posant ainsi les jalons de l’exploitation. Ce qui peut difficilement être démenti à l’époque de l’ingénierie sociale, de la virtualisation de l’économie et des salaires indécents.
En résumé, la lecture de Michéa apporte de nombreux éléments pour comprendre de quoi le néo-libéralisme est le nom. Toute critique est diabolisée, l’extrême-gauche – toujours idiot utile – qualifie les réfractaires de néoconservateurs (35) et que les détracteurs du Marché mondial sont presque unanimement traités de fascistes. (36)
Faussement partisan du moindre mal, le système s’appuie sur l’ingénierie sociale et nous mène tout droit vers la rationalisation technicienne intégrale tarée de Brzezinski & Attali Inc., celle du Meilleur des mondes à la Huxley. En détruisant les fondements de l’humanité, les conditions d’exercice de la socialité et les valeurs des gens ordinaires, nous dit Michéa, nous entrons de plain-pied dans cette post-humanité d’après le dernier homme (les actuels débats sur le post-humanisme en sont le meilleur exemple), telle que rêvée par l’économiste Francis Fukuyama.(37)
Le complexe d’Orphée qui sort – rappelons-le – le 5 octobre prochain et l’intégralité des écrits de Michéa relèvent donc de la plus saine des lectures pour tout anti-mondialiste, par-delà droite et gauche, afin de réfléchir aux alternatives communes à proposer contre le néo-totalitarisme. Avis à ceux qui ne l’ont pas encore lu !
(1) Impasse Adam Smith, p.11.
(2) La double pensée, p.249.
(3) Ibid., p.154n.
(4) L’empire du moindre mal, p.175n1.
(5) Orwell (G.), Essais, articles, lettres volume I, 67, « Recension : Tropic of Cancer de Henry Miller », p.200.
(6) Orwell (G.), Essais, articles, lettres, volume IV, 19, « Les lieux de loisirs », p.104.
(7) Orwell (G.), Essais, articles, lettres volume II, 17, Le Lion et la Licorne : socialisme et génie anglais, p.133.
(8) Orwell (S.), in Orwell (G.), Essais, articles, lettres volume I, préface, p.8.
(9) Orwell (G.), Écrits politiques (1928-1949), 35, « La révolte intellectuelle », p.248.
(10) Orwell, anarchiste tory, p.137.
(11) La double pensée, p.217.
(12) Dans Les intellectuels, le peuple et le ballon rond, Michéa effectue le rappel historique qu’avant sa perversion sémantique sous l’impulsion des médias, « le terme de « populisme » était employé de façon tout à fait positive pour désigner certains mouvements révolutionnaires issus des traditions russes et américaines de la deuxième moitié du 19ème siècle. », pp.43-44. En ce sens, il exposait que « le Ministère de la Vérité avait déjà ainsi presque réussi à nous faire oublier que Pasolini plaçait naguère sa défense des paysans du Frioul ou des travailleurs de Naples sous le drapeau, clairement déployé, du populisme », in Impasse Adam Smith, scolies I, [S] p.83.
(13) Orwell éducateur, p.71.
(14) La double pensée, p.170n.
(15) L’enseignement de l’ignorance, p.104.
(16) L’enseignement de l’ignorance, [F] « Anticapitalisme et conservatisme », p.105n2.
(17) Cité in Orwell, anarchiste tory, p.48.
(18) Impasse Adam Smith, p.49.
(19) L’enseignement de l’ignorance, [F], p.106n2.
(20) La double pensée, p.240.
(21) Michéa (J.-C.), Finkielkraut (A.), Bruckner (P.), Les valeurs de l’homme contemporain, p.24.
(22) La double pensée, p.265.
(23) Essais, articles, lettres volume I, 162, « Charles Dickens », pp.517-574.
(24) Les intellectuels, le peuple et le ballon rond, p.20.
(25) L’enseignement de l’ignorance, [D] « De l’ambiguïté de l’échange marchand », p.91.
(26) Les valeurs de l’homme contemporain, pp.16-17.
(27) Impasse Adam Smith, p.95.
(28) Essais, articles, lettres volume I, 149, « Recension : Russia under Soviet rule », pp.477-478.
(29) Impasse Adam Smith, p.97. C’est Michéa qui souligne.
(30) L’empire du moindre mal, p.55.
(31) Orwell éducateur, p.81.
(32) Culture de masse ou culture populaire ?, préface, p.20.
(33) Orwell éducateur, scolies I, [A], p.19.
(34) La double pensée, p.50n.
(35) Ibid., p.176.
(36) L’empire du moindre mal, p.125.
(37) « Le caractère ouvert des sciences contemporaines de la nature – écrit-il encore – nous permet de supputer que, d’ici les deux prochaines générations, la biotechnologie nous donnera les outils qui nous permettront d’accomplir ce que les spécialistes d’ingénierie sociale n’ont pas réussi à faire. A ce stade, nous en aurons définitivement terminé avec l’histoire humaine parce que nous aurons aboli les êtres humains en tant que tels. Alors commencera une nouvelle histoire, au-delà de l’humain. », cité par Michéa in L’empire du moindre mal, p.200.