Raccourcissement du cycle de vie des produits industriels, précarité organisée… Serge Latouche, professeur d’économie à Paris XI-Orsay, dénonce dans son livre les égarements de notre société obsédée d’un désir frénétique de consommation.
Serge Latouche vient, avec Bon pour la casse, les déraisons de l’obsolescence programmée, jeter un allègre pavé dans la mare d’un univers obéissant à la loi qui exige la consommation à tout prix. Professeur d’économie à l’université de Paris XI-Orsay, il rompt bien des lances avec notre société occidentale emportée par un désir aussi impérieux que frénétique du Toujours plus, titre d’un ouvrage décapant de François de Closets. Une telle attitude n’est en soi guère originale. Mais Serge Latouche est un homme raisonnable qui se garde de tomber dans tous les clichés aussi débordants de bonnes intentions qu’oublieux des contraintes de la réalité économique.
Nous vivons désormais dans l’empire du jetable, dit-il. Nous sommes condamnés à la précarité des choses et devons nous faire à l’idée de la dégradation organisée. On assiste à un raccourcissement brutal du cycle de vie des produits industriels.
En bon pédagogue, il appuie sa démonstration d’exemples, exemples parfois confondants. Celui de l’ampoule électrique à filament de carbone suffit à lui seul à éclairer son propos. Son inventeur, Thomas Edison, lance en 1881 les premières ampoules à incandescence. Leur durée de vie approche les 1 500 heures. Comme lors de bien des inventions, les ingénieurs œuvrent afin d’améliorer le produit. La recherche permet d’atteindre une espérance de vie de 2 500 heures. En ce début du XXème siècle, la concurrence est vive et la longévité des produits manufacturés est un argument de vente qui pèse dans un marché emporté par une concurrence qui favorise la compétition.
Cette marche radieuse fait certainement le bonheur des usagers mais les sociétés de l’époque, General Electric en tête, s’inquiètent en voyant leur chiffre d’affaires vaciller. Alarmés par les clignotants de la stagnation, les responsables des firmes réagissent. Ils se réunissent à Genève. Ils débattent de la durée des ampoules. Le « Cartel Phœbus » décide donc de limiter leur existence à 1 000 heures. Un comité de surveillance est mis en place afin de s’assurer du bon respect de cet accord.
La puissance de ce cartel fut telle que bien des brevets d’ampoules longue durée ne furent jamais mis en exploitation.
On peut citer ainsi une multitude d’exemples allant des célèbres bas nylon de Du Pont de Nemours, inventés en 1940, aux lames de rasoir pour ce qui concerne les menus objets de la vie quotidienne. Ne parlons même pas de l’obscur univers de l’informatique où la plupart des appareils, imprimantes en tête, sont conçus pour ne pas pouvoir être réparés.
Le passage d’une éthique de qualité à une éthique de la médiocrité
Notre professeur est un petit malin. Il a l’habileté de jouer à l’équilibriste. Montrer la programmation délibérée de l’obsolescence permet certes de tenir un discours argumenté contre le capitalisme, les forces de l’argent, et tant d’idées à succès. Il se garde d’emprunter un chemin si galvaudé. Cependant, un tel parcours se trouve parsemé d’embuches paraissant parfois infranchissables.
On accepte l’idée que la production vit de la mort des produits qu’elle élabore. Une logique technicienne s’avère antinomique à une logique économique.
On peut être surpris que Serge Latouche, si attentif à cet art du gaspillage dont il dénonce les méfaits, n’évoque pas bien des dégâts collatéraux. On peut par exemple s’interroger sur le passage d’une éthique de qualité à une éthique de la médiocrité. Dégrader la qualité pour gagner plus et faire consommer plus s’avère un slogan impossible à entendre à l’exception de quelques cyniques. Peut-on demander à une multitude de techniciens, d’ingénieurs, de chercheurs, d’introduire de façon délibérée une pièce élaborée après bien des travaux, donc d’investissements, de façon à limiter la durée de vie de l’ensemble où elle se trouve insérée ? Force est de remarquer que le conflit s’intensifie entre ingénieurs et commerciaux.
Serge Latouche se fait le chantre de la décroissance. Il a publié Le Pari de la décroissance, Pour une société d’abondance frugale et Sortir de la société de consommation. Avouons notre incompréhension. On peut entendre l’anarchiste Pierre Kropotkine qui, en 1892, dénonçait les méfaits du capitalisme.
Ce système, écrivait-il, visait à « forcer le consommateur à acheter ce dont il n’a pas besoin, ou à lui imposer par la réclame un article de mauvaise qualité ». Les sociétés Moulinex, Seb, Manufrance, etc., proposaient dans le petit électroménager de bons produits à la trop longue durée de vie. Ces sociétés ont été contraintes au dépôt de bilan. Aujourd’hui, force est de constater, en pleine crise économique, que la baisse de la consommation se traduit par une hausse du chômage. Notre auteur, plein de bonne volonté, pèche par idéalisme. Il nous explique le triomphe de l’éphémère. Non seulement on assiste à un raccourcissement brutal du cycle de vie des produits proposés à la convoitise d’une clientèle décervelée, mais celle-ci se fait complice par son plaisir incessant à jeter et renouveler les objets.
Il décrit fort bien un phénomène, mais évite d’en analyser profondément les causes, et en esquive par des sauts de carpe les conséquences. Ainsi, qu’en est-il du temps ? Qu’en est-il d’une société de plus en plus nomade ? Qu’en est-il quand le passé n’existe plus ? Qu’en est-il quand on vit la fin de l’histoire ? Qu’en est-il quand l’image s’impose sur le réel ?
Voici le temps de l’éphémère. Voici le temps des ruptures. Voici le temps de la précarité.