Les attentats de 2015-2016 ont propulsé le politologue Gilles Kepel en pleine lumière, lui qui a longtemps été un Monsieur Islam dans l’ombre. Profitant de sa chaire médiatique, il a développé ses thèses et a abondamment critiqué Alain Soral sous prétexte qu’il y aurait un lien entre le « djihadisme » et son mouvement de réconciliation nationale. Une contre-vérité évidente qui n’a pas arrêté le chercheur, peut-être mû par le désir de complaire aux autorités. Ces autorités ayant aujourd’hui disparu de la scène politique, le contexte « terroriste » ayant changé, Kepel semble revenir à une analyse plus honnête de la situation, celle des musulmans de France, et en cela il flirte avec la ligne E&R.
Par autorités on n’entend pas les autorités officielles de l’époque, soit l’exécutif incarné par la paire lamentable Hollande-Valls, les Laurel & Hardy de la géopolitique, mais les vrais décideurs, ceux qui ont exploité à des fins politiques profondes la vague d’attentats sanglants de 2015-2016.
Dans chaque apparition publique, dans chaque interview, Kepel ne manquait pas une occasion de souligner la congruence entre les soraliens et les djihadistes. Un rapport que l’on cherche encore, et que le chercheur n’a toujours pas trouvé. Mais personne ne peut empêcher quiconque de proférer des âneries, et des âneries dangereuses : Alain Soral figurait alors en bonne place sur une liste de cibles potentielles de Daech. Kepel jouait donc avec la vérité, et avec le feu.
Puis, les choses s’étant momentanément calmées en 2017, Kepel a disparu des radars. Voici qu’il ressurgit au bénéfice d’un grand entretien au Figaro dans lequel il révèle qu’il est devenu conseiller de Macron sur la question de l’islam de France. Au cours de cet entretien, plus question de « congruence » djihadisme/soralisme, plus question de terrorister E&R mais il reste une congruence : celle qui lie effectivement de nombreux musulmans aux thèses d’Alain Soral. Une part non négligeable de cet « islam de France » que les appareils politiques au pouvoir depuis au moins dix ans essayent d’organiser, c’est-à-dire de contrôler.
Mais l’islam de France est en morceaux : non pas qu’il serait détruit, au contraire, mais il ne fonctionne pas en structure pyramidale comme les deux autres grandes religions monothéistes. Il est donc difficile de fédérer et de représenter justement les 5 à 10 millions de musulmans français, dont le niveau de foi n’est pas non plus égal. Il y a les musulmans francisés et les musulmans qui refusent la culture française, la deuxième partie, évidemment plus radicale, ne représentant pas une majorité, n’en déplaise à Riposte laïque qui a besoin de radicaliser tout musulman en islamiste, puis tout islamiste en djihadiste...
Étonnamment, Kepel ne voue plus E&R aux gémonies et reconnaît – du bout des lèvres – son importance sur le « marché » politique musulman, un segment dragué avec plus ou moins de succès par tous les partis sauf le FN, qui s’est recentré sur « la faute aux Arabes ». C’est en analysant la polémique Mennel que le chercheur lance :
« Portant un voile mais fort maquillée, chantant un texte de Leonard Cohen aux connotations érotiques en anglais mais très édulcoré ensuite dans sa version arabe, elle est au cœur des contradictions de cette jeune génération. Et, les tweets qu’on a exhumés d’elle – pour lesquels elle a fait publiquement contrition – manifestent sa porosité à une espèce de conspirationnisme qui est malheureusement assez fréquent dans la jeunesse des quartiers populaires. Mennel Ibtissem (“sourire” en arabe) est d’ailleurs défendue bec et ongles par Alain Soral, et attaquée violemment par Riposte laïque. Cette chanteuse est la figure d’une jeunesse qui ne sait pas très bien où elle en est. J’imagine que des instances cultuelles apaisées pourraient lui fournir une guidance en dehors de cet éparpillement doctrinal où se faufilent des idéologues sulfureux en quête de proies. »
Il a même lu nos analyses sur le cas Mennel puisque lui aussi admet que TF1 a voulu, en l’employant dans The Voice, toucher un plus large public et augmenter ses marges. Ce faisant, Kepel réfute l’analyse de Pierre Cassen qui a cru à une stratégie de « grand remplacement » ourdie par les dirigeants de la chaîne :
« Avec la baisse de l’audience de la télévision dans la jeunesse au profit des réseaux sociaux, TF1 cherche à s’attirer de nouveaux téléspectateurs, et les jeunes musulmans forment un réservoir important de consommateurs pour le marché culturel. »
Kepel a donc fait un pas dans la reconnaissance de l’importance politique d’E&R. La voie congruente s’étant avérée aussi ridicule qu’improductive, il a injecté de la vérité et de l’honnêteté dans son analyse. Les scories oligarchiques ne sont cependant pas toutes nettoyées puisque Kepel associe toujours Soral à « l’extrême droite », alors que son positionnement est à l’opposé d’une extrême droite qui joue la séparation des communautés en faisant monter la température sociale, un choix radicalement anti-réconciliation. Il n’y a qu’à voir la réponse pleine d’injures de Christine Tasin à notre propre réponse, fondée et non injurieuse, à l’article de Pierre Cassen sur Vincent Lapierre.
« Je crois que Tariq Ramadan a eu une grande importance lorsqu’il est apparu, dans les années 1990, car il a su donner à une certaine jeunesse issue de l’immigration qui entrait dans le système scolaire et universitaire français un modèle d’identification. Mais, au cours des dernières années, l’offre s’est diversifiée en tous sens. Certains mouvements allaient davantage vers une sorte de radicalisation communautaire : sous couvert de lutte contre l’islamophobie, d’aucuns ont cherché à interdire toute critique du dogme le plus rigoriste au sein de la communauté musulmane ; d’autres s’inscrivent dans une nébuleuse “islamo-gauchiste” qui va aujourd’hui jusqu’aux Indigènes de la République et a touché certains partis comme La France insoumise. On trouve aussi, paradoxalement, ces figures d’identification jusque dans l’extrême droite, comme chez Alain Soral (Égalité et Réconciliation). »
Dommage pour la reprise de l’expression BHLienne « islamo-gauchisme », qui sent l’extrême droite israélienne à plein nez. Ce fut le fond de la polémique opposant Mélenchon et Valls : extrême droite israélienne contre islamo-gauchisme.
Ainsi Gilles Kepel revient à une analyse plus sobre et plus intéressante que son approche des deux années précédentes, où il semblait en service commandé contre E&R. De la part d’un chercheur sérieux, ce n’était pas très sérieux ! Quant à l’organisation de l’islam de France, ce mirage récurrent, Kepel ne semble pas y croire :
« Bien qu’il prétende le contraire, l’État s’appuie souvent sur des chefs de file étrangers car il pense que ceux-ci sont plus accessibles à une logique d’ordre, d’État à État. C’est le dilemme du CFCM, conçu initialement pour extraire l’islam de France de l’influence des pays d’origine : celui-ci est devenu une instance à la tête duquel se succèdent des personnes proches de ceux-ci. [...] Cela m’étonnerait qu’une personne unique puisse faire consensus vu l’éparpillement des sensibilités qui prévalent aujourd’hui parmi les musulmans de France. »
Traduction : fautes de leaders charismatiques ou représentatifs, l’islam de France finit par dépendre de ses influences étrangères. Le Qatar et l’Arabie saoudite, ces grands financiers des Frères musulmans, du salafisme ou du wahhabisme, ne sont pas visés par les autorités. Il ne faut pas fragiliser les relations commerciales avec ces gros clients de notre industrie d’armement... Mais Kepel rappelle ce lien pervers :
« Jusqu’alors, la propagation du salafisme dans le monde était abondamment financée par l’Arabie saoudite et ses satellites, car cela renforçait sa légitimité contre ses ennemis (le nationalisme arabe de Nasser, l’attraction révolutionnaire de l’Iran qui pouvait toucher la jeunesse révolutionnaire sunnite). Mais, autant l’utilisation du salafisme contre le nationalisme arabe ou contre l’Iran a pu fonctionner, autant la confusion avec le djihad n’a pas mis l’Arabie saoudite à l’abri des terroristes. C’est cela que remet en cause le prince héritier Mohammed Ben Salmane. Il veut sortir le pays de la trajectoire entamée depuis 1979, année charnière (révolution iranienne, prise de la Mecque par des salafistes ultra-radicaux) qui a vu le royaume s’engager pour allumer un contre-feu dans le djihad en Afghanistan avec l’appui américain, entraînant cette spirale désastreuse. Aujourd’hui, avec la baisse des prix du pétrole, les pétromonarchies sont contraintes à de nouveaux arbitrages vitaux : elles sont confrontées au besoin d’un changement de société (comme autoriser les femmes à conduire en Arabie, rouvrir les cinémas, etc.) et se heurtent alors au modèle salafiste. Ainsi, la conjoncture actuelle au Moyen-Orient indique peut-être qu’il y a un créneau d’opportunité pour penser à nouveaux frais l’organisation de l’islam de France dans le contexte international. »
Conclusion : le salafisme baisse avec le prix du pétrole !
Kepel fonde donc un certain espoir sur les conséquences (en France) du changement de régime à Riyad. Mais il ne s’interroge pas sur les vraies raisons de ce virage apparent à presque 180 degrés. Chez E&R, on sait qu’Attali est dans la boucle. C’est ce que Kepel ne peut pas dire. Encore un effort, Gilles... Mais ne nous plaignons pas : sur la question de l’islam, si Kepel arrête de nous attaquer sous la ceinture, c’est déjà une petite victoire idéologique. La réconciliation, tout le monde y viendra. Comme le disait si bien le révérend King, dont nous fêterons le cinquantenaire de la disparition le 4 avril 2018 :
« Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots. »