La part polémique n’a jamais été mince chez Emmanuel Todd. Comparé à ses précédents ouvrages, Après la Démocratie (paru en 2008) présente cette nouveauté d’être principalement polémique. Écrit dans la foulée de l’élection de Sarkozy, il pose, en somme, cette question : qu’est donc devenu ce pays qui a pu se laisser aller à porter au pouvoir un tel personnage, sorte de sous de Funès qui n’aurait pas besoin de jouer pour faire crever de rire la planète entière, à nos dépens... ?
Rien dans l’analyse qu’il propose ici n’est donc franchement inédit sur le fond : du vide religieux comme matrice de la mort des idéologies qui structuraient la communauté nationale (socialisme, communisme, gaullisme), à la narcissisation galopante des comportements individuels, Todd résume plutôt qu’il n’approfondit des thèmes déjà traités plus substantiellement ailleurs. La nouveauté est dans le ton, plus âpre, décomplexé, frôlant avec une perceptible gourmandise le politiquement incorrect. Moins de courbes (statistiques), plus de coups : de coups de poing dans la gueule évidemment.
Le voici, exemple pris au hasard, sur Finkielkraut : « Jamais on n’aurait parlé calmement de ces jeunes casseurs, assure Finkielkraut, s’ils n’avaient été d’origine africaine ou nord-africaine. Il se cache à lui-même une vérité beaucoup plus cruelle : jamais, en France, on n’eût toléré que des émeutiers soient caractérisés par la couleur de leur peau, si ce blasphème antirépublicain n’avait été le fait d’un intellectuel d’origine juive, auquel la sacralisation de la Shoah garantit une protection plus sûre que le passé colonial aux jeunes de banlieue. » La presse a raisonnablement parlé du livre, mais je n’ai pas remarqué qu’on ait spécialement commenté ce passage... Vous le trouverez dans le chapitre intitulé « Ethnicisation ? », dont je me permets de recommander en passant la lecture très attentive à « la bande à Marine », comme dirait notre président...
Cette question de la « tentation ethnique », qui n’est rien d’autre qu’une classique politique de détournement d’attention par focalisation sur un bouc émissaire, « islamiste » en la circonstance, me paraît d’ailleurs beaucoup plus centrale dans ce livre que l’hypothèse d’une suppression pure et simple du suffrage universel, étudiée en fin de volume, et qui semble avoir eu surtout cette utilité pour l’auteur de lui fournir un bon titre... Todd est plus sérieux quand il consacre une dizaine de pages à étudier dans le détail, comme aucun journaleux n’a su le faire, les résultats de la calamiteuse élection de l’agité de l’Élysée, par tranches d’âge, par catégories socioprofessionnelles, par niveaux culturels, etc. La première conclusion qu’il en tire est coupante et nette : « Sarkozy, héraut de la rupture, a été élu par les éléments les plus banalement à droite de la société française. » Le prétendu bonapartiste (rien que ça !) n’est qu’un Chirac modèle réduit.
Pour revenir à nos moutons ethniques, Todd penche finalement vers un raisonnable optimisme : le conflit de civilisation, en France, ça a quand même peu de chance de prendre bien longtemps. Non seulement c’est ignoble, mais ça pourrait bien se retourner contre ses promoteurs. Pis qu’une faute, une erreur... Oui, nos néo-cons franchouillards auraient intérêt à lire de près l’impertinent Todd...
Je ne vais pas faire la liste de toutes les bonnes choses que j’ai trouvées dans ce livre. Sur l’éventualité d’une suppression du suffrage universel dont j’ai touché deux mots plus haut et qui ne me convainc pas pour la raison qu’elle ne convainc manifestement pas davantage Todd, quoiqu’il en dise, notons tout de même une réflexion intéressante : si cette idée devait germer sérieusement dans certaines cervelles, on aurait plus de chances de trouver celles-ci... à gauche, que du côté sarkozyste (plutôt porté sur l’option ethnique)... « Une logique alarmante menace le Parti socialiste s’il persiste dans son attachement à ce libre-échange qui attise les réactions xénophobes de la population : qu’il finisse par conclure que le peuple est par nature mauvais et qu’il faut lui retirer le droit de suffrage, ou du moins en limiter sérieusement l’exercice. » Citons encore ceci qui est bien dans le ton du reste : « Plutôt que de démissionner, les dirigeants socialistes humiliés préféreront peut-être un jour démettre ce peuple incapable de les comprendre. »
Mais faire cela, ne demande-t-il pas un peu plus d’étoffe que n’en possèdent nos hollandais, ségolénistes, strauss-kahniens ? Représentons-nous seulement un clone de François Hollande en Conducator... Plus sérieusement, Todd me paraît glisser un peu vite sur une contradiction : un peuple qui accepterait, en gros, sans broncher de se laisser dépouiller de ses droits fondamentaux, en quoi diable mériterait-il, justement, qu’on lui fasse l’honneur de le brimer de la sorte ?
Question qui nous amène finalement à la dernière grande ligne de force de l’ouvrage : sommes-nous à la veille d’assister à un retour offensif de la bonne vieille lutte des classes ? C’est, bien sûr, indécidable. La poudre s’accumule : appauvrissement programmé des classes moyennes, y compris de la classe moyenne supérieure cultivée, et partant dissociation de celle-ci d’avec la classe supérieure purement financière. Mais où est la force, collective, organisée, consciente, qui viendra y foutre le feu et faire sauter toute la boutique ?
Philippe P., E&R Ile de France.