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Allemagne - Karl Marx fait toujours courir les foules

Les Chinois forment le tiers des visiteurs de la maison natale du philosophe.

La Révolution soviétique, placée sous le haut patronage idéologique marxiste, fête son 90e anniversaire. La maison natale de Karl Marx accueille 40 000 visiteurs chaque année, dont un bon tiers de Chinois venus en pèlerinage politique.

Trèves — Marx a écrit Le Capital. Sa maison natale et un tas de produits dérivés permettent maintenant d’en accumuler.

La boutique du Museum Karl-Marx-Haus de Trèves vend de tout et en quantité : de petits bustes blancs ou rouges à l’effigie du célèbre barbu, des crayons reproduisant sa signature, beaucoup de cartes postales, des tasses et des t-shirts, des exemplaires de son opus magnum à propos duquel il avouait. « Le Capital ne me rapportera jamais ce que m’ont coûté les cigares fumés en l’écrivant. »

Le produit le plus populaire ? « La bouteille de vin rouge, bien sûr ! », répond la professeure Beatrix Bouvier, directrice du musée, interviewée par téléphone après une courte visite de son établissement, il y a quelques jours. La cuvée Karl-Marx se vend une dizaine d’euros.

La belle résidence bourgeoise du 10 Brückenstrasse a vu naître le plus célèbre philosophe politique du XIXe siècle le 5 mai 1818. Karl était le deuxième d’une série de plusieurs enfants. Son père avocat, descendant d’une longue lignée de rabbins (comme sa mère d’ailleurs) avait loué l’immeuble pour abriter ses bureaux et sa famille. Les Marx ont occupé la maison pendant deux ans puis ont déménagé dans une autre belle maison près de la célèbre Porta Negra, joyau de cette ville du patrimoine mondial. Des prolétaires transforment actuellement cet autre concentré de mémoire marxiste en restaurant chic.

Le lieu de naissance du philosophe de l’histoire est tombé dans l’oubli jusqu’au début du XXe siècle. Le Parti social-démocrate allemand (SPD) a réussi à l’acquérir en 1928 puis les nazis l’ont saisi et transformé en petite imprimerie, un moindre mal par rapport aux synagogues incendiées et aux juifs assassinés par millions. Le premier musée est apparu en 1947, en République fédérale, alors que la République démocratique rebaptisait Karl-Marx-Stadt la ville de Chemnitz

Rénové pour le centième anniversaire de naissance de Marx, et une nouvelle fois en 2005, le musée appartient toujours à la Fondation Friedrich Ebert, reliée au SPD. En Allemagne, tous les grands partis ont développé des fondations semblables qui multiplient les activités philanthropiques, culturelles et pédagogiques. Celle des sociaux-démocrates jouit d’un budget annuel de 160 millions de dollars, emploie 500 personnes, s’active dans 70 pays du Tiers-Monde et distribue 1650 bourses étudiantes chaque année. La Friedrich-Ebert-Stiffung fournit environ 300 000 $ annuellement au Musée de la Maison Karl-Marx qui occupe huit employés.

Marxisme et lévisme

« C’est un musée et un centre de recherche, explique la directrice Bouvier. Nous abritons une importante bibliothèque et nous diffusons de l’information sur Marx et son temps. » L’exposition permanente utilise un peu le multimédia et beaucoup, beaucoup le texte, avec des fac-similés de lettres ou de photos, mais aucun original, ou presque. Le gros des archives concernant Karl Marx se trouve à l’Institut international d’histoire sociale, à Amsterdam.

La présentation met l’accent sur le penseur, sa vie, son oeuvre, avec des références obligatoires aux retombées pratiques et tragiques du système théorique. Seulement, la professeur Bouvier ne veut pas trop appuyer sur les liens entre Marx, le marxisme et communisme réel, même en ce mois de novembre 2007, celui du 90e anniversaire de la Révolution d’octobre. La police secrète soviétique est apparue dès décembre 1917. Sitôt les camps de prisonniers de la Première Guerre mondiale vidés, le régime léniniste les remplissait par des « ennemis de classe ». L’URSS comme toutes les dictatures rouges est née et s’est développée dans la misère et la mort. Le Livre noir du communiste impute plus de 100 millions de morts aux divers régimes s’étant réclamés du marxisme-léninisme-maoïsme.

« La liaison entre Marx et Lénine me semble dangereuse, dit alors la spécialiste, marxologue mais pas marxiste. Avec la Révolution russe, quelque chose de nouveau apparaît. Il y a une rupture fondamentale. Marx est un penseur du XIXe siècle. Le totalitarisme est une réalité du XXe siècle. » Elle ajoute aussi que le penseur complexe de Trèves n’a jamais fait consensus.

Devant la montée de certaines idées noires, Marx lui-même aurait déclaré à la fin de sa vie qu’il ne se sentait pas marxiste. What’s in a name ?, demandait Shakespeare, qu’il admirait tant.

À vrai dire, le marxisme aurait pu devenir le lévisme si son père, né Hirschel Levy Marx (on trouve aussi : Ha Lévi), n’avait pas déjudaisé son patronyme juif et renoncé à la religion de ses ancêtres pour pouvoir exercer sa profession d’avocat dans sa petite ville, la plus ancienne d’Allemagne. Le jeune Karl Heinrich Mordechaï Marx ne sera pas circoncis et ne recevra le baptême luthérien qu’en 1824. Des jésuites du Friedrich-Wilhelm-Gymnasium Trier, grands distillateurs d’opium du peuple, en feront un formidable maître du soupçon. Son ancien lycée a échappé aux bombardements de la Deuxième Guerre mondiale.

Marx, une version germanisée de Marcus, demeure un nom courant de la région de la Rhénanie. C’est le nom actuel de l’évêque de Trèves, bien visible à la porte de son appartement de fonction, à la cathédrale. Le notable Hirschel Levy Marx a été chanceux de pouvoir le conserver pour devenir Heinrich Marx. À son époque, les fonctionnaires antisémites qui enregistraient les conversions et les changements de patronymes des juifs avaient plutôt tendance à imposer des noms ridicules ou dégradants. Les idées de l’auteur de Das Kapital auraient-elles connu la même fortune si Karl Marx s’était appelé Charles Couillon ?

12 000 Chinois

Ces subtilités dénominatives échappent peut-être au plus grand groupe de visiteurs de la Maison Marx : les Chinois. Bon an, mal an, ils sont environ 12 000 à s’y présenter. Ils arpentent les salles un audioguide en mandarin scotché à l’oreille. Un restaurant chinois a ouvert ses portes en face du musée. Il y a quelques jours, aucun des « pèlerins » asiatiques abordés dans l’établissement n’a voulu accorder d’entrevue.

« Il est très difficile de savoir ce que pensent nos visiteurs chinois », dit Mme Bouvier. En fait, il existe un moyen : le livre des visiteurs. Les Chinois noircissent des pages complètes que des universitaires allemands ont soumises à une exégèse sociocritique, d’obédience crypto-marxiste. « Ils écrivent beaucoup, et ces confidences en disent beaucoup. On y retrouve un peu de critiques du marxisme et de l’ironie. »

Un exemple ? La directrice Bouvier cite en terminant le texte bien ciselé d’un visiteur qui a écrit à peu près ceci : « Voilà, M. Marx, je suis ici, à Trèves, dans votre maison, et je vous fais le bonjour. Vous étiez vraiment le plus grand penseur de notre temps. Mais un seul de votre genre, vraiment, ça suffit... »

Stéphane Baillargeon

Source : http://www.ledevoir.com