Ceux qui pensent que le peuple allemand était nazifié en 1938 se trompent : voyant que la propagande d’État contre les juifs ne prenait pas, les services de Reinhard Heydrich organisent un soulèvement « populaire » contre les biens israélites. En mobilisant principalement SA, Jeunesses hitlériennes et militants nazis dans toutes les grandes villes, mais surtout Berlin et Vienne.
La mort le 9 novembre du diplomate allemand vom Rath à Paris, abattu par un jeune juif polonais de 17 ans deux jours auparavant, tient lieu de prétexte. Le peuple ne s’y trompe pas, et ne participe pas, ou du bout des doigts. Il n’y a donc pas de motivation populaire dans l’enchaînement des actes qui ont mené aux grands massacres des années 1941-1944.
La nuit du 9 au 10 novembre, 7500 vitrines de magasins volent en éclats, 177 synagogues sont incendiées (les pompiers ont ordre d’éteindre les flammes seulement si la contagion menace des bâtiments allemands), et 91 juifs tués (sans compter de nombreux « suicides »), statistiques officielles fournies par les services d’Heydrich, alors sorte de ministre de l’Intérieur du Reich. Pour ceux qui s’intéressent à l’Histoire réelle, ce sont les services secrets d’Heydrich qui sont aux manettes. Il envoie lui-même les télégrammes du déclenchement des opérations aux différents services de police politique du Reich (Sicherheitspolizei).
Tête pensante du SD, Sicherheitsdienst, ou services de sécurité du Reich, Heydrich est devenu le spécialiste des coups tordus et des provocations du Parti : élimination de la hiérarchie SA, jugée trop révolutionnaire par la Wehrmacht et le grand patronat, en 1934, ou montage du prétexte qui donnera lieu à l’invasion de la Pologne, en septembre 1939. Il entretient un réseau d’informateurs de premier choix, fait chanter des hauts dignitaires nazis, qu’il tient avec des fiches très à jour. Il invente le fichage organisé, et l’utilisation des informations dans un but d’efficacité politique. Au besoin, il les crée. Heydrich ne terrorise pas que les juifs, les communistes et autres adversaires plus ou moins déclarés du Reich : il tient tout le monde, et on dit qu’il détient même les informations fiables sur l’arbre généalogique d’Hitler. Son pouvoir ira croissant, jusqu’à son élimination par des commandos tchèques, formés par les Britanniques, en mai 1942. Pour certains, ce sont les services personnels de Himmler qui ont « permis » cet attentat, la résistance tchèque étant réduite à néant depuis plusieurs années déjà, par le régime de terreur que Heydrich impose au protectorat de Bohême.
Pour contrer ce pouvoir sans égal dans la hiérarchie SS, Himmler laissera courir le bruit qu’Heydrich a des origines juives du côté d’une grand-mère, remariée avec un « Süss », qui fait écho au film antisémite Le Juif Süss. Heydrich devra sans cesse se justifier, ce qui, paradoxalement, renforcera d’autant son appétit de pouvoir. Prêt à aller encore plus loin que les paroles sibyllines du Führer, qui ne donnait pas toujours des ordres précis. Ils étaient « interprétés » par son premier cercle, qui passait alors à l’élaboration d’un plan, puis à sa réalisation. Il fallait traduire les visions ou les envolées lyriques du Führer, qui avaient lieu le soir, jusque tard dans la nuit, en actes. Pas toujours facile. Et dangereux pour tout le monde. Une compétition féroce s’instaurera pendant une décennie entre les membres du premier cercle, le pouvoir réel échéant finalement, à la fin de la guerre, à Martin Bormann, le secrétaire de la chancellerie. Qui deviendra l’unique « traducteur » des ordres d’un chancelier nerveusement épuisé.
Pour en revenir à la Nuit de Cristal, après le pogrom, Heydrich déclare qu’il faut protéger les Allemands des juifs, en créant des ghettos, comme au Moyen-âge. Il en profite pour en déporter 20 000 (principalement des hommes, et jeunes, dans le but de neutraliser une réaction possible de la communauté juive, une technique qui sera reprise dans les territoires occupés de l’Est avant toute grande opération de tuerie), dans les principaux camps de concentration allemands. Certains y mourront, mais la plupart seront libérés et fuiront l’Allemagne, avant que ses frontières ne se referment. C’est Heydrich encore qui mettra en place en 1941 les Einsatzgruppen, unités de tuerie mobiles qui lamineront les communautés juives à l’Est de l’Europe à partir de l’été 1941. Ce sont pourtant les Polonais qui inaugureront ces pelotons d’exécution d’opposants et d’intellectuels et ce, dès 1939. Heydrich, homme de théorie et d’action accompli, utilisera sa connaissance fine des ressorts psychologiques des représentants des communautés juives de l’Est pour les retourner contre eux, avec un cynisme qui étonnera même les chefs nazis, peu réputés pour leur culture judaïque et leur humanisme. C’est lui qui prophétisera la naissance d’un « surhomme juif », suite à la politique de répression allemande.
La question demeure d’un plan d’ensemble de l’élimination physique des juifs : existait-il à cette époque (1938), ou s’est-il dessiné avec le temps, en fonction des avancées allemandes en Europe ? Le sujet divise les historiens officiels, entre « exterminationnistes » et « opportunistes ». Les premiers privilégiant la nature diabolique d’Hitler (et de manière secondaire de son entourage), qui a toujours mis l’élimination des juifs en haut de la pile des dossiers à traiter, pour parler vulgairement, quels que soient les événements : défaite en Russie, recul dans tous les secteurs, bombardements alliés, etc. La preuve, les trains de déportations ont parfois primé les trains militaires.
Les seconds estimant qu’Hitler a navigué à vue, et qu’il a « trouvé » l’élimination des juifs après avoir tenté de les expulser, en Amérique ou ailleurs. Les deux thèses ont leurs arguments. Peut-être se mélangent-ils, en réalité. L’esprit d’Hitler étant empreint d’une volonté de « nettoyer » l’Allemagne de ses juifs, selon sa propre expression, puis l’Autriche, et enfin l’Europe, mais aussi d’une certaine dose d’improvisation, en fonction du cycle des victoires/défaites militaires.
Aujourd’hui, en 2015, les historiens s’accordent sur l’été 1941 pour la décision d’élimination – effective – d’une partie des juifs d’URSS, mais surtout sur le mois de décembre 1941, date à laquelle les États-Unis entrent en guerre contre l’Allemagne, faisant des juifs européens des otages entre les mains d’Hitler.