L’année 1962 est marquée par la crise des missiles de Cuba, ces quelques semaines où le monde fut au bord de la Troisième Guerre mondiale. Si les États-Unis et l’URSS ne s’engagèrent pas dans un conflit nucléaire, cette année fut néanmoins celle où s’affrontèrent deux pays parmi les plus peuplés de ce que l’on appelait alors le Tiers-monde, l’Inde et la Chine populaire. La guerre fut courte et victorieuse pour les Chinois. Si elle ne bouleversa pas profondément les équilibres de la région elle continue toujours à assombrir les relations sino-indiennes alors que New-Delhi et Pékin sont dorénavant devenus des puissances mondiales.
Aux origines du conflit
Au cœur des massifs de l’Himalaya, l’Inde et la Chine partagent plus de 2 000 km de frontières communes. Elles sont dessinées au cours du 19e siècle sous la pression des Britanniques qui ont fait de l’Inde le joyau de leur Empire mondial. Des années d’expéditions militaires et de diplomaties ne permettant pas de résoudre la question de leurs tracés, Londres fixe comme frontière la ligne MacMahon qui ne sera jamais reconnue par les pouvoirs qui dirigent la Chine durant le 20e siècle. Pire, cette ligne incorpore à l’Inde britannique, des territoires que Pékin considère comme chinois depuis toujours.
- Les zones disputées entre la Chine et l’Inde
Deux zones de tensions existent entre l’Inde et la Chine, la première se trouve au Cachemire, une région de montages, de bassins versants et de vallées dont la position est stratégique, aux confins de l’Inde, de la Chine, de l’Afghanistan et de la Russie. Pékin ne revendique pas la souveraineté sur l’ensemble de cette région mais sur l’Aksai Chin un territoire au nord-ouest du plateau tibétain grand comme la Suisse. La seconde zone de tensions est celle de l’Arunachal Pradesh au nord-est de l’Inde, une région qui s’étend entre le Bhoutan et la Birmanie.
Si la faiblesse de la Chine durant la première moitié du 20e siècle ne permet pas à Pékin de faire valoir ses droits face aux Britanniques, les années 1940 sont marquées par de profonds changements dans la région. Au sud de l’Himalaya, en 1947, Londres accorde l’indépendance à sa colonie indienne qui se divise en deux nouveaux États, l’Inde et le Pakistan, chacun revendiquant sa souveraineté sur le Cachemire. Au nord, en 1949, les communistes, dirigés par Mao Tse-toung, prennent le pouvoir en Chine. Le gouvernement de New-Delhi est parmi les premiers à reconnaître les nouvelles autorités chinoises.
L’Inde accorde peu d’attention en 1947 aux problèmes de ses frontières avec la Chine. Elle est alors absorbée dans un conflit avec le Pakistan concernant le Cachemire où des combats éclatent en 1947 et durent jusqu’à la fin de 1948. L’intervention des Nations Unies met fin au conflit et fixe la frontière entre les deux pays, frontière qui sera encore l’objet de combat en 1965 et 1971. L’Inde ne commence véritablement à s’inquiéter des agissements de son voisin chinois qu’en octobre 1950 au moment où l’Armée populaire de libération (APL) avance vers Chamdo, une ville à 500 kilomètres à l’est de Lhassa, et défait les troupes tibétaines. Le gouvernement indien proteste contre cet usage de la force mais Nehru accepte néanmoins la mainmise chinoise sur le Tibet. En mai 1951, alors qu’un traité sino-tibétain place Lhassa sous la dépendance de Pékin, les Indiens, en réaction, envoient une expédition militaire dans les territoires disputés de l’Arunachal Pradesh.
En dépit des agissements chinois au Tibet, au début des années 1950, les relations sino-indiennes demeurent bonnes. L’Inde fournit ainsi des approvisionnements à l’armée chinoise et accepte l’envoi de travailleurs indiens pour mettre en valeur le Tibet. En septembre 1951, en pleine guerre de Corée, Chou En-lai, ministre des Affaires étrangères de Pékin, soucieux de sécuriser le flanc sud de son pays, propose à New-Delhi des négociations afin de régler la question des frontières communes et reçoit une réponse favorable de l’Inde. Les discussions ne débutent pourtant qu’en 1954 et aboutissent à la signature d’un accord d’amitié et de non-agression mais sans que soit réglée la question des frontières.
- Mao et ses militaires
À la fin de 1954, la pression du gouvernement chinois au Tibet accroît le mécontentement dans le pays et provoque une rébellion. Au début de 1955, les actions armées des rebelles mettent en danger les lignes de communication chinoises conduisant l’APL à débuter la construction d’une nouvelle route d’approvisionnement au Tibet. C’est en mars 1956 que les travaux commencent pour relier l’ouest du Xinjiang et l’ouest du Tibet à travers le plateau de l’Aksai-Chin. Les 1 200 km de la route militaire chinoise sont finalement achevés en octobre 1957. Le gouvernement indien, qui porte alors peu d’intérêt à cette région, n’en apprend l’existence qu’en septembre 1957 avant de découvrir en juillet 1958 qu’elle est tracée sur les cartes chinoises, cartes qui montrent que l’Aksai Chin est intégré au territoire chinois. New-Delhi envoie alors à Pékin une note de protestation tandis que deux patrouilles de l’armée indienne sont envoyées en reconnaissance examiner la route chinoise. Les militaires indiens sont arrêtés par les Chinois et gardés en détention pendant un mois.
En décembre 1958, Nehru écrit à Chou En-lai pour lui rappeler que l’Aksai-Chin fait partie de l’Inde. Le ministre chinois lui répond poliment que le tracé de la frontière entre les deux pays n’a jamais fait l’objet d’un accord formel et que les revendications indiennes s’appuient sur l’héritage de l’impérialisme britannique. Il propose néanmoins d’engager des discussions et, en attendant un accord, de maintenir le statu-quo. Dans sa réponse en mars 1959, Nehru ne montre aucune volonté de trouver un compromis sur ce qu’il considère comme les frontières historiques de l’Inde.
En mars 1959, les désordres et les combats s’accroissent au Tibet tandis que le Dalaï Lama quitte le pays et reçoit asile en Inde. La Chine, qui soupçonne depuis longtemps les Indiens de soutenir les rebelles tibétains, de nombreux insurgés traversant effectivement la frontière pour s’approvisionner en armes au Népal et en Inde avant de retourner au Tibet, souhaite fermer la frontière avec l’Inde et fait pression pour que la question soit réglée. Nehru accepte de discuter sur des changements de détails concernant le tracé des frontières mais seulement si les Chinois se retirent et renoncent à leurs prétentions sur l’Aksai Chin. Chou En-lai de son côté refuse les demandes indiennes et propose que les négociations prennent pour point de départ les positions actuelles de chaque pays sur le terrain. La situation est dès lors bloquée et les tensions ne vont cesser de s’envenimer.
- Soldats indiens dans l’Himalaya
Les Indiens, qui se montrent beaucoup plus sensibles aux agissements chinois dans la région frontalière, commencent à établir des postes de contrôle dans les zones disputées et à envoyer des patrouilles jusqu’à la frontière tibétaine. Cela débouche sur deux escarmouches. La première a lieu dans l’Arunachal Pradesh quand les Indiens tentent de s’emparer d’un hameau dans une zone contestée. Des coups de feu sont échangés avant que la patrouille indienne se retire vers le sud. La seconde, beaucoup plus sérieuse, se déroule dans le col de Konga à l’ouest du Tibet. Là aussi des coups de feu sont échangés mais cette fois-ci avec des pertes dans chaque camp et la capture de la patrouille indienne.
Ces combats provoquent un tollé dans chaque pays tandis que des lettres de protestation sont échangées. En septembre 1959, Chou En-lai maintient la position chinoise et justifie la présence de troupes par la nécessité d’empêcher les rebelles tibétains de franchir la frontière. Il ajoute que l’attitude de l’Inde est provocatrice. Nehru de son côté reste inflexible et répond qu’il ne peut y avoir d’accord tant que les Chinois n’auront pas évacué les territoires contestés. C’est à ce moment que le président américain Eisenhower annonce sa prochaine visite à New-Delhi tandis que Krouchtchev, lors d’un entretien avec Mao, soutient Nehru ce qui fait craindre à Pékin la naissance d’un axe qui lui serait hostile.
À New-Delhi, la politique de Nehru est néanmoins l’objet de critiques de la part des militaires. Pour ces derniers, l’envoi de patrouilles et la construction de postes dans les zones disputées représentent un risque réel car l’armée indienne ne possède ni la préparation militaire, ni la logistique nécessaire pour affronter les forces chinoises à la frontière. Nehru ne l’entend pas ainsi et fait remplacer les officiers critiques par d’autres plus dociles. Outre l’erreur de ne pas écouter les militaires, il fait le pari que les Chinois ne se dresseront pas contre une Inde soutenue par l’URSS et les États-Unis, qu’ils ne s’opposeront donc pas aux patrouilles et à l’installation de postes et qu’ils se retireront finalement des zones contestées sous la pression indienne.
L’année 1961 renforce Nehru dans l’idée que son pari peut réussir. Cette année-là, l’armée indienne reçoit des équipements militaires de l’URSS et des États-Unis qui lui permettent de s’emparer, en décembre 1961, de Goa, un confetti de l’Empire colonial portugais. Le soutien militaire des grandes puissances encourage effectivement New-Delhi à poursuivre une politique agressive dans l’Aksaï Chin. L’Inde reçoit ainsi 8 transporteurs Antonov, 28 Iliouchine-14 et des hélicoptères Mil-4 capables de transporter des hommes et du matériel jusqu’à 5 000 mètres d’altitude. En 1962, elle achète également deux escadrons de chasseurs Mig. Ce renforcement des capacités militaires indiennes et l’annexion par la force de Goa renforcent Pékin dans sa crainte des visées expansionnistes indiennes.
À la fin de 1961, Nehru envoie dans l’Aksai Chin assez de troupes pour établir 43 postes. Certains se trouvent à moins de 150 km de la route militaire chinoise tandis que prés du col de Konga, trois postes indiens se trouvent à proximité d’une seconde route chinoise. Pékin proteste contre ce qu’elle considère comme une intrusion en territoire chinois. Les escarmouches entre soldats chinois et indiens se multiplient et en novembre, lorsque l’APL est obligée de se retirer de la vallée du Chip Chap, Nehru se voit conforter dans sa politique de confrontation. Malgré les protestations des militaires qui préféreraient construire une force cohérente et organiser des lignes de ravitaillement avant d’aller plus en avant, Nehru ordonne de poursuivre la pression dans l’Aksai Chin. Au début de 1962, les dirigeants chinois sont de plus en plus persuadés que les Indiens se préparent à lancer un assaut massif contre les troupes chinoises et à régler la question des frontières par les armes.
L’escalade vers la guerre
En 1962, si l’APL paraît puissante avec ses 3 millions de combattants, elle connaît néanmoins de grandes difficultés. Le désastre économique du Grand Bond en avant impose en effet de sévères contraintes sur le budget militaire. Les Soviétiques ont bien fourni des équipements dans les années 1950 mais la détérioration des relations sino-soviétiques met fin à ces fournitures en 1960. En 1962, l’armée chinoise manque donc cruellement d’équipements, de munitions et de carburants comme le montre la crise du détroit de Taïwan cette même année.
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Ces images d’archives chinoises donnent une idée de la difficulté du terrain :
Un sujet plus journalistique, mais en anglais :