Vice-présidente du groupe socialiste au Parlement européen, membre de la commission affaires étrangères où elle a encore interpellé ce jeudi le ministre français Laurent Fabius, la députée belge Véronique De Keyzer s’oppose à toute livraison d’armes vers les rebelles syriens, mais plaide pour un discours plus ferme à l’égard des Russes. Rencontre avec cette spécialiste du monde arabe, qui mènera juin en la mission européenne d’observation électorale au Liban.
Levif : N’est-il pas temps que l’Europe s’empare du dossier de ces jeunes qui partent combattre en Syrie, afin d’avoir une approche commune ?
Véronique De Keyser : On n’en discute guère au Parlement européen. J’ai assisté à plein de débats sur la Syrie, mais pas un seul n’a concerné ces djihadistes venus de chez nous. Les discussions continuent de se focaliser sur l’envoi d’armes ou l’opportunité d’une intervention militaire… Malgré l’ampleur du phénomène, l’Europe laisse les États agir. Cela dit, il n’y pas que des musulmans fanatiques, il y a aussi des convertis, avec un éventail de motivations très larges. Je ne crois pas fort à la possibilité de les retenir avec une laisse, pas plus qu’à des mesures au niveau européen. Les frontières sont poreuses…
Comment expliquez-vous l’ampleur du phénomène ?
En Europe, le chômage atteint des niveaux vertigineux, 14 millions de jeunes sont désœuvrés, déconnectés, la plupart sont devenus des « Neets » [pour not in education, employment or training, soit : ni étudiant, ni employé, ni en formation]. Dans ces Neets, on trouve trois à quatre fois plus de jeunes d’origine immigrée, ce qui dénote un sérieux problème d’intégration. Alors, si on leur propose de jouer un rôle, et de participer à une révolution islamique qu’ils voient comme juste, sans parler des incitants financiers, ils partiront. Ils sont même prêts à mourir au combat, plutôt que de crever chez eux.
Mais qu’en est-il de la cause qui les motive ?
Entre le mouvement de départ, avec ces jeunes épris de liberté, et ce qu’on voit aujourd’hui, à savoir une rébellion désarticulée qui reçoit des armes et de l’argent de partout, ce n’est plus la même révolution. C’est devenu une « proxy war » [guerre par procuration], avec les Russes et les Iraniens soutenant Damas contre des insurgés soutenus par des pays du Golfe. Cela ne veut pas dire que la cause de départ est moins juste, mais l’option militaire qui a pris le dessus ne peut mener qu’à une impasse. La seule voie de sortie réside dans les pressions politiques, mais on n’y a pas réussi jusqu’à présent.
Guy Verhofstadt, lui, continue de plaider pour envoyer des armes.
Je suis en total désaccord avec lui sur l’option militaire, spécialement maintenant. Les interventions en Irak et en Afghanistan sont des échecs tellement lourds. Regardez la Libye, est-ce cela la démocratie qu’on voulait ? Oui, je reconnais avoir appuyé l’opération de l’Otan, je pensais qu’en allant vite… Mais en Syrie le conflit a tellement évolué que c’est devenu très dangereux. Facile de dire « on aurait dû », mais cette région est une poudrière. Lever l’embargo sur les armes serait donc une folie. D’abord, on ne sait pas dans quelles mains elles vont tomber. Ensuite, des armes légères n’ajouteraient que du sang au sang, et ne feraient pas basculer le conflit.
Et des armes lourdes, comme le plaident certains ?
Est-on prêt à entrer en guerre avec la Russie ? Grosse question. Sans services de renseignements, sans armée, l’Europe ne dispose que de sa diplomatie et de l’arme commerciale. Mais on n’a jamais osé utiliser l’arme commerciale contre la Russie. Le consommateur belge est-il prêt à geler l’hiver si les Russes coupaient l’approvisionnement en gaz ? C’est toute l’ambiguïté européenne. On se contente alors d’aligner les discours de condamnation.
Les Européens n’ont-ils pas commis l’erreur de déclarer le président Bachar hors-jeu dès le début ?
Au Parlement européen, j’ai tenté d’éviter ce prérequis du départ de Bachar, même si c’était mon option. Mais la pression est devenue tellement forte qu’on a passé outre. Avec en plus l’épée de Damoclès de la Cour pénale internationale, cela signifiait qu’on ne lui offrait plus aucune issue. On a probablement fortement sous-estimé l’obstination de Bachar et sa capacité à mobiliser ses alliés. On a cru qu’il allait partir, d’autant qu’on ne le voyait pas comme un homme aussi fou que Kadhafi. J’ai rencontré son vice-président à Beyrouth et il m’a dit : « Il faut négocier avec lui, car il ne partira jamais. » Il avait raison.
Faut-il reparler avec Bachar al-Assad aujourd’hui ?
Malgré tout le dégoût qu’il m’inspire, on ne pourra pas faire l’économie d’un dialogue avec lui si on veut éviter que le sang ne se répande davantage. On règlera les comptes plus tard. Les Russes disent ‘on est prêt à le lâcher mais il ne faut pas qu’il perde la face’. C’est avec eux qu’il faut arriver à une solution.
Quand donc la Syrie retrouvera-t-elle la paix ?
Je ne vois pas encore de lumière au bout du tunnel, mais encore des morts et des morts. Entre un Bachar qui ne tient pas ses promesses et une opposition déconnectée et pas pleinement représentative, et qui veut s’emparer de tout le pouvoir, la marge est en effet très étroite.