Les dernières évolutions autour du conflit ukrainien ont entraîné un brutal retour à la réalité pour les puissances occidentales et la population ukrainienne.
Réalités militaires et sécuritaires
Personne ne peut s’opposer à l’armée russe en Europe, et l’agitation hystérique du département d’État américain est inversement proportionnelle à sa capacité à agir. L’inquiétude pour la population ukrainienne ne vient pas de l’armée russe, mais de la présence au sein du gouvernement de membres de Svoboda. Ces derniers ont tenté, pour l’instant sans succès, d’intégrer « Pravy Sektor » dans les forces armées ukrainiennes. Les milices ont en outre récupéré les listes de leurs opposants, au sein du parti communiste et du parti des régions. La sécurité de ces personnes et de leur famille est précaire. Les milices peuvent investir les habitations, menacer, battre ou enlever impunément qui ils veulent.
La présence militaire des Russes en Crimée est un faux problème, dans la mesure où le pouvoir à Kiev a moins de légitimité que celui de la Rada de Crimée, qui prend ses décisions sans contrainte extérieure. En outre de nombreux habitants ont la double nationalité, et peuvent ainsi être considérés comme des soldats russes. Aux groupes d’auto-défense de Crimée se sont joints des volontaires russes et serbes.
Réalité économique
L’Union européenne maintient un flou artistique sur l’aide qui sera accordée. Les dates des premiers versements n’ont toujours pas été fixées, ainsi que l’étalement de l’aide dans le temps. L’Ukraine va, comme nous l’avions annoncé, passer sous le broyeur et sans doute dès le mois de mars. On parle désormais de diviser les retraites par deux. L’UE maintient également le flou concernant la signature de l’accord de coopération. Elle souhaiterait signer la « partie politique » avant les élections du 25 mai, c’est-à-dire du papier sans intérêt. La réalité est que l’UE n’a pas intérêt à signer cet accord dans sa totalité, car même les populations les plus naïves de l’ouest de l’Ukraine comprendraient que cela ne leur apporte rien et surtout pas de visas. Lors de son intervention devant la commission des Affaires étrangères de l’assemblée nationale, le ministre français, Laurent Fabius, avait d’ailleurs souligné avec sagesse, le côté néfaste de cet accord et la nécessité de le revoir (38:00). À l’est de l’Ukraine, en effet, l’installation de barrières douanières du côté russe aura des conséquences économiques et électorales incalculables.
La Russie dispose de nombreux leviers économiques. L’Ukraine doit toujours 2 milliards de dollars à Gazprom, qu’elle ne peut payer. En outre si l’endettement de l’Ukraine dépasse 60 % du PIB, la Russie peut exiger le remboursement anticipé de son prêt de décembre dernier, ce qui conduirait à une banqueroute immédiate. L’Ukraine doit donc continuer à maintenir sa monnaie pour éviter de franchir ce seuil. Rappelons en outre que 60 % de la dette ukrainienne a été négocié sur les marchés en euro et devra être remboursée dans cette monnaie. Une dévaluation ferait donc exploser la dette ukrainienne.
Réalité politique : le triomphe des oligarques
Le gouvernement auto-proclamé de Kiev est composé exclusivement de proches de Yulia Timochenko et de membres du parti Svoboda. C’est la présence de ce parti minoritaire à la tête des structures de forces et de la justice, qui explique le refus catégorique de la Russie de négocier avec ce gouvernement issu de la rue.
La nomination par le gouvernement de Kiev de deux oligarques, comme gouverneurs des régions de Dniepropetrovsk et de Donetsk, permet de mieux comprendre l’origine du coup d’État. Ce sont les oligarques qui ont décidé de se venger du clan Ianoukovitch, et du racket exercé contre eux systématiquement. Les deux oligarques en question sont liés au système Timochenko, qui a déjà sévi en Ukraine. Il s’agit d’Igor Kolomoiski (Privat Bank) et de Sergei Taruta. Ils ont reçu le soutien du plus riche d’entre eux, Rinat Akhmetov. La nomination de ces hommes d’affaires à la très mauvaise réputation et dont l’un est même soupçonné de meurtre, a un double objectif.
Premièrement, rassurer la communauté juive d’Ukraine, puisqu’Igor Kolomowski est président du congrès juif ukrainien et qu’il finance la plupart des organisations juives. Cela explique le soutien inattendu des représentants de cette communauté au nouveau gouvernement, pourtant composé de leurs pires ennemis.
Deuxièmement, convaincre par l’argent ou briser par la force si besoin est, les mouvements pro-russes fédéralistes ou séparatistes. Les oligarques peuvent compter notamment sur les clubs de supporters de football qu’ils contrôlent.
Ces nominations démontrent aux doux rêveurs occidentaux, que le mouvement de Maïdan n’aboutira pas à la fin de la corruption, mais correspond à un retour de l’oligarchie qui a régné pendant la Révolution orange. Désormais, le combat contre les oligarques est mené uniquement par les mouvements pro-russes, qui sont apparus dans les régions russophones. En Crimée, ils ont éconduit l’oligarque Poroshenko, tandis qu’à Donetsk, ils tentent d’imposer un candidat élu, Pavel Gubarev, contre l’oligarque choisi par Kiev.
Les moyens déployés contre les pro-russes dans l’Est sont colossaux et sans une intervention russe, leurs chances sont faibles. Les services de sécurité du gouvernement de Kiev ont enlevé Pavel Gubarev, jeudi à Donetsk. Il est à l’heure actuelle séquestré à Kiev et a été condamné par Svoboda à deux mois de prison. Les activistes de Donetsk ont pu libérer les autres prisonniers politiques, en s’emparant de l’autobus qui les emmenait. À Donetsk, toujours, le nouveau gouverneur-oligarque, Sergei Taruta, conscient de l’inquiétude des Russophones, a tenu un discours très dur contre « Pravy Sektor ». Il vise indirectement Svoboda, ce qui pourrait signifier la fin du « gouvernement fasciste de transition » et la mise en place d’un gouvernement « UE compatible ». La réaction des bandes armées à cette déclaration sera intéressante à suivre.
En investissant ces oligarques, en confiant le gouvernement aux équipes corrompues de Yulia Timochenko, le gouvernement de Kiev continue de se discréditer vis-à-vis de la population. Pour contenir le mécontentement, les autorités de Kiev ont fait tomber une véritable chape de plomb, sur le modèle du système français. Le scandale de la conversation de Catherine Ashton avec Urmas Paet est, comme en France, passé totalement sous silence. C. Ashton a pourtant décidé de lancer une commission d’enquête ce vendredi. Les chaines de télés russes ont été retirées des bouquets satellites. L’accès au portail Internet russe « yandex.ru » est impossible et est automatiquement renvoyé sur « yandex.ua », qui distribue sans discontinuer de la propagande antirusse. Le système médiatique ukrainien très libre jusque-là s’oriente vers un système monolithique « à la française ».
Situation en Crimée
Le changement de stratégie russe en Crimée, qui consiste désormais à annexer la presqu’île, est une réponse aux sanctions occidentales, toutes symboliques soient-elles. Moscou signifie aux Occidentaux que ces sanctions produiront l’effet exactement inverse sur sa politique. Les Russes prennent en compte également que la parole internationale des dirigeants américains n’a absolument aucune valeur. Le mensonge systématique, la mauvaise foi et le refus de s’en tenir à un accord rend la négociation avec les États-Unis tout simplement impossible. Le déclin de leur puissance s’accompagne d’une anarchie généralisée dans les relations internationales. Ajoutons que cette punition aurait pu être évitée si les Occidentaux avaient été raisonnables, notamment sur leur collaboration avec les groupuscules néo-nazis. La Russie avait en effet intérêt, à laisser en Ukraine une région qui votait majoritairement dans son sens. Les Occidentaux doivent prendre cela en compte pour les semaines qui viennent. Sanctionner la Russie ne fera que durcir leur position.
En plus de cette punition, cette annexion permettra à la Russie de rendre impossible une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, ce qui est le véritable enjeu de cette crise. Avec un tel litige territorial, l’Ukraine ne pourra jamais rejoindre l’alliance atlantique, tout comme la Géorgie aujourd’hui.
Le Kremlin considère que les occidentaux vont « s’agiter » quelques mois et finiront par prendre acte de ce redécoupage comme ils ont pris acte de la sécession de l’Ossétie et de l’Abkhazie. Du point de vue intérieur tous les partis russes à la Douma célèbrent l’unité retrouvée avec la Crimée, dans un impressionnant élan de solidarité nationale.
Position de la France
La France avait le potentiel de devenir le pays charnière de la résolution de cette crise, dans la mesure où elle n’a pas participé à Maïdan. Elle a eu, en effet, la sagesse de n’envoyer ni représentants officiels, ni de faire encadrer les milices fascistes par ses services secrets. Les révélations d’un jeune fasciste russe présent à Maïdan ne laissent en effet, aucun doute sur la présence des services secrets américains, allemands et polonais. Il est probable que ces derniers soient à l’origine des opérations de sniping contre les « Berkouts » et les manifestants.
Le ton virulent adopté depuis le 6 mars par les dirigeants français a été une douche froide pour les Russes, qui espéraient une intervention semblable à celle de Nicolas Sarkozy en 2008. Il est regrettable que ce soit désormais l’Allemagne qui tienne le rôle du partenaire modéré, alors qu’elle est complice de ce véritable coup d’État. Il faut espérer que la diplomatie française se ressaisisse rapidement. Les enjeux économiques pour la France et l’Allemagne sont trop importants pour que la crise dure indéfiniment et c’est ce sur quoi comptent les Russes.
Voir aussi, sur E&R :
« Ukraine : des snipers tiraient sur la police et les manifestants à Kiev »
« Qui est vraiment Ioulia Timochenko ? »