On peut dire que Sergueï Lavrov aura été, pendant toute cette crise syrienne, une sorte de statue du Commandeur, dont la seule parole suffisait presque à « doucher » ponctuellement une certaine hystérie diplomatique et médiatique occidentale.
Il ne se passe guère de semaine sans que ses conférences de presse viennent contredire les supputations ou insinuations de l’AFP ou les menaces du Département d’État américain ou du Quai d’Orsay. Mercredi soir, il s’en est pris à l’ « obsession » anti-Bachar de l’opposition, cause principale de la poursuite du conflit en Syrie : « Tant que cette position restera en vigueur, il ne se passera rien de bon ».
Or Lavrov l’a dit plusieurs fois, le départ du président syrien est « impossible » et d’ailleurs non conforme et non prévu par le communiqué final de la conférence internationale de Genève sur la Syrie du 30 juin 2012.
Le chef de la diplomatie russe s’efforce toujours de ramener, avec plus ou moins d’ironie pour envelopper sa fermeté, au réel, à la réalité de rapports de force. Il est, avec son « supérieur » Poutine, le grand « empêcheur d’ingérence » international. La Maison Blanche, l’OTAN, la France de Sarkozy/Hollande, la Ligue arabe d’al-Thani et la Turquie d’Erdogan ont littéralement été « tenus en laisse » depuis plus d’un an, par ce binôme russe. Que tous ont essayé de fléchir, quitte à lui faire dire ce qu’il n’avait pas dit.
Accès et accents d’authenticité américain
À la force tranquille d’un Lavrov correspond le désarroi de l’interlocuteur américain. En l’occurrence Robert Ford himself, l’ambassadeur de Washington à Damas pendant les premiers mois de la crise syrienne. M. Ford, qui tant qu’il fut en poste (jusqu’en octobre 2011), se comporta comme un « gentil organisateur » de l’opposition radicale à Bachar al-Assad, prodiguant encouragement et certainement dollars, manifestant même avec les Frères musulmans à Hama à l’été 2011, M. Ford donc vient d’avoir un éclair de lucidité en forme de regret : « Je ne sais pas comment al-Assad va partir, il se peut qu’il ne parte jamais, il ne veut pas partir » a dit le diplomate, cité par l’analyste politique libanais Sami Kouleib. Si Ford dit cela, Obama et Kerry doivent le penser aussi.
Et puisqu’on donne la parole à d’éminents intervenants américains, qu’on recueille leurs aveux déchirants, citons aussi Hillary Clinton, Secrétaire d’État en sursis, qui vient de reconnaître que les terroristes islamistes qui ont perpétré la prise d’otages en Algérie devaient beaucoup à la Libye libérée par leurs soins de Kadhafi : « Il n’y a aucun doute que les terroristes algériens avaient des armes venues de Libye » a dit la première dame de la diplomatie américaine devant une commission du Sénat américain, mercredi.
« ll n’y a aucun doute, a-t-elle ajouté, que les débris d’AQMI au Mali ont reçu, eux aussi, des armes de Libye ». Bref, reconnait Miss Clinton, il n’y a guère de doute que les Américains et leurs alliés ont une responsabilité éminente dans le développement du djihadisme au Sahara.
Comme il est certain que ce sont des islamistes libyens, mis en place et armés par Washington, qui ont tué l’ambassadeur américain en poste à Benghazi, l’année dernière. À la veille de rendre les clefs du Département d’État à John Kerry, Hillary C. soulage-t-elle sa conscience ? Pour qu’elle reçoive notre absolution, en tout cas, il faut qu’elle aille jusqu’au bout et dise ceci : « Il n’y a aucun doute que le terroristes en Syrie reçoivent ou ont longtemps reçu des armes, des fonds, des encouragements et des conseils techniques de notre administration et de ses alliés régionaux arabes et turcs ».
Lavrov, « correcteur automatique de l’AFP »
L’AFP, bien obligée de citer les propos du « mâle dominant » de la diplomatie péri-syrienne (Sergueï Lavrov), se venge par ses petits artifices sémantiques habituels : depuis des semaines, dans ses articles, le nom « Russie » est systématiquement accompagnée de la mention « l’un des derniers soutiens du régime auquel il vend des armes » , à croire que les rédacteurs disposent d’une fonction de correction automatique spéciale. Oui, un des derniers soutiens avec la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Afrique du Sud, l’Iran, l’Arménie, la Biélorussie, l’Irak, une moitié du Liban, l’Algérie, le Soudan, le Vénézuéla, Cuba, la Corée du Nord et quelques autres.
Dans sa conférence de presse, Serguei Lavrov a aussi démonté la dernière en date des « interprétations » médiatiques occidentales de la position russe : revenant sur l’épisode des deux avions de ligne venus évacuer à Beyrouth une centaine de résidents russes de Syrie, il a simplement dit : « Des dizaines de milliers de Russes vivent en Syrie mais seules une centaine de familles ont accepté de rentrer au pays ».
À ce sujet, Lavrov a même ajouté que l’ambassade russe à Damas travaillait normalement et que l’évaluation que fait Moscou de la situation en Syrie n’exigeait pas « l’exécution d’un plan d’urgence d’évacuation des ressortissants russes ». En clair, l’administration russe, qui a pas mal d’yeux en Syrie, ne partage pas le lyrisme des médias franco-bobos sur les « progrès » des insurgés islamo-atlantistes…
Et puis la Russie appuie toujours le principe d’un dialogue politique et pacifique entre les parties syriennes. Le gouvernement syrien campe sur la même ligne de principe : mardi, Omrane al-Zobhi, ministre syrien de l’Information, a invité « toutes les forces de l’opposition » à participer, en Syrie, à un « dialogue basé sur le respect de la souveraineté nationale et le rejet de toute forme d’intervention étrangère ». Une formulation rituelle qui exclut de fait l’opposition exilée, islamiste de fond et atlantiste de fait, du CNS et de la « Coalition nationale ». Mais, comme les Russes, le gouvernement syrien s’efforce de « détacher » les plus raisonnables, lucides ou patriotes des opposants à Bachar de l’emprise du Golfe, de la Turquie et de l’Union européenne. Et Damas, comme Moscou, « drague » les gens du CCCND, avec un succès mitigé pour le moment. Mais, sans doute, le gouvernement syrien se sent d’avantage en position de force, avec de récents succès militaires, et aussi ce qu’il faut bien appeler la « décomposition djihadiste »‘ de l’insurrection syrienne.
Pour donner plus de corps à cette ouverture, le gouvernement syrien serait prêt à accorder à certains dirigeants d’opposition en exil des « garanties sécuritaires » qui leur permettent de revenir au pays pour y participer à des négociations. C’est ce qui ressort d’une déclaration fait à l’issue d’un comité ministériel sur le sujet, présidé par le Premier ministre Wael al-Halaqi, qui a aussi planché sur la rédaction d’un programme de sortie de crise. La tonalité optimiste de ces déclarations est de bonne guerre de communication, mais, incontestablement, le autorités syriennes se sentent de plus en plus « à l’aise », n’en déplaise au Monde, à Libération, I-Télé, France 24 et autres AFP. Plus à l’aise que, par exemple, Hillary Clinton et son ambassadeur Ford…