À la suite du succès de Jean-Luc Mélenchon, de nombreux hommes politiques lancent leur chaîne YouTube. Pour Ingrid Riocreux, face à la dérive des médias, les candidats « hors système » sont ceux qui arrivent à utiliser le système contre lui-même.
Agrégée de Lettres modernes et docteur de l’Université Paris-Sorbonne, Ingrid Riocreux est spécialiste de grammaire, de rhétorique et de stylistique. Qualifiée aux fonctions de maître de conférences des Universités en langue et littérature françaises, elle a publié La Langue des médias. Destruction du langage et fabrication du consentement.
« Le président actuel n’a pas seulement laissé massacrer l’enseignement du français dans les programmes scolaires : il a saccagé la langue dans ses propres discours. Débit hésitant, inaptitude à poser sa voix, phrasé sans rapport avec la logique de la phrase, lexique très réduit, syntaxe maladroite, souvent fautive... Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais il a contaminé Manuel Valls, qui s’était mis à scander ses phrases de la même façon que Hollande, avec cette bizarre tendance à hacher le discours qui est très agaçante à l’oreille. Une allocution de François Hollande, on la subit ; et je me surprends parfois à plaindre les journalistes qui sont obligés de l’écouter ! Alors qu’on a plaisir à écouter Jean-Luc Mélenchon. »
Figarovox. - Jean-Luc Mélenchon, critique vigoureux des médias, connaît un succès retentissant sur les réseaux sociaux, notamment sur sa chaîne YouTube. Vous avez écrit un livre à charge contre le langage médiatique. Les réseaux sociaux peuvent-ils être un palliatif pour qui veut débattre et s’informer ?
Ingrid Riocreux. - Les réseaux sociaux sont des relais très puissants. En ce sens, on peut dire que désormais, la hiérarchie de l’information échappe en grande partie aux médias officiels. Une information jugée mineure par les journalistes peut prendre une ampleur énorme par le biais des réseaux sociaux. Le problème évidemment, c’est que des informations fausses prennent également une ampleur énorme de cette manière. Mais ce qui est intéressant, c’est que la fameuse, disons, la prétendue « éthique de la responsabilité » des journalistes est totalement à revoir.
Souvenez-vous des agressions de Cologne. Toute tentative d’étouffer des faits avérés est contre-productive. Les faits en question finissent par être connus parce que les réseaux sociaux propagent les images et les témoignages. Et les médias faisant autorité apparaissent comme des manipulateurs ayant voulu cacher la vérité. Par contrecoup, les médias alternatifs gagnent en crédibilité : ils apparaissent comme ceux qui disent ce que les autres nous cachent. Il faut compléter ce commentaire en remarquant un phénomène corollaire, très compréhensible, sorte de réflexe de défense des grands médias face à la concurrence de la Toile : je veux parler de la propension des médias à nous mettre en garde contre ce qui circule sur les réseaux sociaux, et je pense notamment aux épisodes d’attentats. Cet appel à la prudence est légitime, mais ces mêmes médias ne semblent pas se l’appliquer à eux-mêmes. La volonté obsessionnelle d’être le premier à divulguer telle ou telle information les conduit à relayer toutes les rumeurs, en se protégeant derrière l’emploi du conditionnel, ce qui est un peu facile ! Sans compter les erreurs liées à la précipitation.
Le candidat de la « France insoumise » est probablement l’un des derniers hommes politiques à faire usage d’une langue française riche et variée, à la fois populaire et soutenue. Pensez-vous que cela puisse jouer dans sa popularité croissante à gauche ?
Pas uniquement à gauche. La qualité de son expression, support d’un discours clair, capable de subtilité tout en restant très accessible, est un atout majeur qui séduit jusqu’aux gens les plus opposés à son orientation politique. On n’est peut-être pas d’accord avec lui mais on a envie de l’écouter ; et cela constitue une victoire en soi. Sa manière de parler tranche avec l’expression de François Hollande, par exemple. Le président actuel n’a pas seulement laissé massacrer l’enseignement du français dans les programmes scolaires : il a saccagé la langue dans ses propres discours. Débit hésitant, inaptitude à poser sa voix, phrasé sans rapport avec la logique de la phrase, lexique très réduit, syntaxe maladroite, souvent fautive... Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais il a contaminé Manuel Valls, qui s’était mis à scander ses phrases de la même façon que Hollande, avec cette bizarre tendance à hacher le discours qui est très agaçante à l’oreille. Une allocution de François Hollande, on la subit ; et je me surprends parfois à plaindre les journalistes qui sont obligés de l’écouter ! Alors qu’on a plaisir à écouter Jean-Luc Mélenchon.
Florian Philippot, qui critique aussi vertement les médias, est en même temps un fidèle habitué des matinales radiophoniques et des plateaux de télévision. Le vice-président du FN a lui aussi décidé de lancer une chaîne YouTube pour raconter les coulisses de la campagne frontiste. N’est-ce pas un peu inauthentique et artificiel ?
En fait, j’ai l’impression qu’il y a une différence essentielle entre la démarche de Jean-Luc Mélenchon et celle de Philippot. Le vice-président du FN aime les médias. On sent qu’il est à l’aise sur les plateaux. S’il fait une chaîne YouTube, c’est seulement… pour faire une chaîne YouTube, vous voyez ce que je veux dire ? L’idée, c’est uniquement « il y en a qui le font et ça marche, alors on va le faire aussi ». Bien sûr, cela suscite l’intérêt et la curiosité ; il suffit de voir le nombre d’articles consacrés au lancement, assez pitoyable en effet, de cette chaîne. Philippot ne va pas déserter les plateaux télé : la chaîne YouTube, c’est un petit plus. Mélenchon, lui, sait pourquoi il fait une chaîne YouTube. Ce n’est pas un coup marketing mais le résultat d’une réflexion sur les médias de masse, proche de celle qui a conduit Michel Onfray à lancer sa « Web TV ».
L’utilisation de YouTube par le président de « la France insoumise » se substitue à sa présence médiatique. Il dit bien que son but est de « contourner les médias officiels ». Quand on espère convaincre les électeurs en s’exprimant dans la presse, à la radio, à la télévision, comme c’est l’usage, on accepte de se soumettre à la loi des médias. On leur délègue un pouvoir énorme. On ne dispose pas du temps qui serait nécessaire pour développer une pensée complexe, il faut parler vite et l’on ne peut pas s’accorder le luxe de se reprendre, de chercher le mot juste, on est interrompu sans cesse, les questions sont souvent d’un intérêt très limité, quand elles ne sont pas tout bonnement stupides. Le journaliste traque le « dérapage » ou le scoop, je dirais même qu’il cherche à les provoquer ; le reste ne l’intéresse pas. Et quoi que l’on dise, il faut faire très attention car en définitive, ce qui restera de l’interview, c’est une expression qui tournera dans le bandeau en bas de l’écran toute la journée ! Coupée du reste de la phrase, isolée du contexte qui lui apporte sa justification et ses nuances, elle deviendra excessive, brutale ou caricaturale.