Laurent Brayard : Bonjour Professeur, je suis heureux de vous accueillir. Vous êtes le professeur émérite Chems Eddine Chitour, la semaine dernière vous nous aviez livré vos impressions sur les causes des problèmes du Proche-Orient et du Moyen-Orient, vous aviez évoqué à la base du problème syrien, une volonté des Occidentaux d’en finir ou d’affaiblir l’Iran, et la guerre pour les ressources énergétiques.
Chems Eddine Chitour : Oui et je citerais à nouveau le professeur Imad Fawzi Shueibi : « Il est certain que les projets Nord Stream et South Stream témoigneront devant l’Histoire du mérite et des efforts de Vladimir Poutine pour ramener la Russie dans l’arène internationale et peser sur l’économie européenne puisqu’elle dépendra, durant des décennies à venir, du gaz comme alternative ou complément du pétrole, avec cependant, une nette priorité pour le gaz.
À partir de là, il devenait urgent pour Washington de créer le projet concurrent Nabucco, pour rivaliser avec les projets russes et espérer jouer un rôle dans ce qui va déterminer la stratégie et la politique pour les cent prochaines années. Le fait est que le gaz sera la principale source d’énergie du XXIème siècle, à la fois comme alternative à la baisse des réserves mondiales de pétrole, et comme source d’énergie propre.
Moscou s’est hâté de travailler sur deux axes stratégiques : le premier est la mise en place d’un projet sino-russe à long terme s’appuyant sur la croissance économique du bloc de Shanghai ; le deuxième visant à contrôler les ressources de gaz. C’est ainsi que furent jetées les bases des projets South Stream et Nord Stream, faisant face au projet états-unien Nabucco, soutenu par l’Union européenne, qui visait le gaz de la mer Noire et de l’Azerbaïdjan. S’ensuivit entre ces deux initiatives une course stratégique pour le contrôle de l’Europe et des ressources en gaz.
Le projet Nord Stream relie directement la Russie à l’Allemagne en passant à travers la mer Baltique jusqu’à Weinberg et Sassnitz, sans passer par la Biélorussie. Le projet South Stream commence en Russie, passe à travers la mer Noire jusqu’à la Bulgarie et se divise entre la Grèce et le sud de l’Italie d’une part, et la Hongrie et l’Autriche d’autre part. Pour les États-Unis, poursuit le professeur Imad, le projet Nabucco part d’Asie centrale et des environs de la mer Noire, passe par la Turquie et devait à l’origine passer en Grèce, mais cette idée avait été abandonnée sous la pression turque.
Ce projet, écrit le professeur Imad, bat de l’aile. À partir de là, écrit-il, la bataille du gaz a tourné en faveur du projet russe. En juillet 2011, l’Iran a signé divers accords concernant le transport de son gaz via l’Irak et la Syrie. Par conséquent, c’est désormais la Syrie qui devient le principal centre de stockage et de production, en liaison avec les réserves du Liban. C’est alors un tout nouvel espace géographique, stratégique et énergétique qui s’ouvre, comprenant l’Iran, l’Irak, la Syrie et le Liban.
La France veut jouer un rôle dans le monde du gaz où elle a acquis en quelque sorte une assurance maladie en Libye et veut désormais une assurance-vie à travers la Syrie et le Liban. La réponse syrienne fut de signer un contrat pour transférer vers son territoire le gaz iranien en passant par l’Irak. Ainsi, c’est bien sur le gaz syrien et libanais que se focalise la bataille.
De plus, poursuit le professeur Imad, la coopération sino-russe dans le domaine énergétique est le moteur du partenariat stratégique entre les deux géants. Il s’agit, selon les experts, de la "base" de leur double veto réitéré en faveur de la Syrie. Parallèlement, Moscou affiche sa souplesse concernant le prix du gaz, sous réserve d’être autorisé à accéder au très profitable marché intérieur chinois.
En conséquence, les préoccupations des deux pays se croisent au moment où Washington relance sa stratégie en Asie centrale, c’est-à-dire, sur la Route de la soie. Cet aperçu des mécanismes de la lutte internationale actuelle permet de se faire une idée du processus de formation du nouvel ordre international, fondé sur la lutte pour la suprématie militaire et dont la clé de voûte est l’énergie, et en premier lieu le gaz.
La Révolution syrienne est un paravent médiatique masquant l’intervention militaire occidentale à la conquête du gaz. Selon le Washington Institute for Near East Policy, le Bassin méditerranéen renferme les plus grandes réserves de gaz et c’est en Syrie qu’il y aurait les plus importantes. La révélation du secret du gaz syrien fait prendre conscience de l’énormité de l’enjeu à son sujet. Qui contrôle la Syrie pourrait contrôler le Proche-Orient. »
Laurent Brayard : Longue mais très belle citation que vous nous livrez-là de monsieur Shueibi, le secret du Gaz est en effet un écorné ces derniers temps, mais les opinions occidentales ont déjà emboité le pas à « cette version » officielle. Toutefois nous aimerions que vous nous en disiez plus sur le conflit entre musulmans qui est souvent montré comme l’un des tenants et des aboutissants de la crise syrienne et du Proche-Orient en général.
M. Chitour : En effet un autre argument de basse intensité est le conflit artificiel sunnite-chiite. Le conflit en Syrie est devenu, écrit Bernard Haykel spécialiste du Moyen-Orient à l’université de Princeton, une guerre par procuration entre Riyad et Téhéran.
Pendant de longues années, le salafisme a été le vecteur d’influence de l’Arabie Saoudite. Mais cette doctrine a créé des monstres, notamment Al-Qaïda, qui se sont retournés contre le régime des Saoudites. Aujourd’hui, l’anti-chiisme et le discours contre l’Iran sont utilisés par la monarchie pour que les Saoudiens, à 90 % sunnites, fassent bloc derrière le régime. Cela pourrait devenir aussi la nouvelle base des relations avec les États-Unis. Il a montré comment le régime saoudien tente de tirer son épingle du jeu dans le grand chambardement du Printemps arabe. Mais c’est la Syrie qui est au centre de l’attention de l’Arabie Saoudite. Le roi s’est prononcé contre le régime de Bachar el-Assad. Il a rappelé son ambassadeur à Damas.
Les Saoudiens estiment que l’Iran est aujourd’hui une menace réelle pour leur pays. Ils jugent que si Bachar el-Assad était renversé, ce serait un revers important pour l’influence de l’Iran dans la région. Il y a donc un flot d’argent saoudien qui vise à radicaliser les sunnites syriens, comme en 2006 et 2007 au Liban quand il s’agissait de radicaliser les sunnites locaux contre le Hezbollah. Riyad ne considère plus qu’un changement dans la région puisse se révéler mauvais. Enfin, les Saoudiens tentent de promouvoir cette approche à Washington. L’Arabie Saoudite est sous protection militaire des États-Unis, conclut Bernard Haykel : « Ces deux pays entretiennent aussi des relations commerciales fortes, dominées par les hydrocarbures et les ventes d’armes. »
Quels sont les perdants et quels sont les gagnants ? Le grand perdant est d’abord et avant tout le peuple syrien qui paie le prix fort d’une guerre qui le dépasse. Il devient clair que la clé de la réussite économique et de la domination politique réside principalement dans le contrôle de l’énergie du XXIème siècle : le gaz. C’est parce qu’elle se trouve au cœur de la plus colossale réserve de gaz de la planète que la Syrie est sur une plaque tectonique énergétique. Une nouvelle ère commence, celle des guerres de l’énergie. Le grand gagnant dans tous les cas est Israël qui réussit, sans y participer, à affaiblir ses adversaires, l’Iran, les pays arabes qui ne comptent plus et le Hezbollah. On l’aura compris, la paix en Syrie n’est pas pour demain. Hélas !