Les Français adorent plus que tout discuter de politique, c’est une tradition nationale qui date probablement de la révolution française de 1789. Par comparaison, les Français qui s’intéressent à la Russie constatent avec étonnement qu’un grand nombre de Russes paraissent peu intéressés par le débat politique national. Cette situation s’explique par l’histoire récente de la Russie, mais elle n’est pas figée et dans le domaine de l’intérêt pour la politique, les choses évoluent très vite depuis 10 ans.
A l’époque soviétique, les Russes avaient pris l’habitude d’écouter les politiciens sans se risquer à faire des commentaires. Au moment de la chute de l’URSS, beaucoup ont imaginé qu’une autoroute s’ouvrait tout de suite vers la liberté, le progrès et la richesse. La nouvelle politique de Boris Eltsine a apporté de grandes espérances : l’économie de marché, les ordinateurs portables et la démocratie devaient apporter des solutions à tous les problèmes, c’était l’époque des Chicago Boys de Moscou. Finalement les deux mandats Eltsine ont transformé l’espérance en cauchemar, à coups de privatisations incontrôlées, d’appauvrissement généralisé et d’un effondrement démographique dont le pays se remet à peine aujourd’hui.
La multiplication des partis politiques, la liberté d’entreprise, l’affairisme et le capitalisme financier ont très rapidement ruiné l’économie de la Russie. Le pouvoir de l’argent, la disparition de l’intérêt général, la baisse brutale du niveau de vie des travailleurs et des retraités ont amené à un sentiment de méfiance généralisé envers tout le monde politique. A la fin des années 2000, les élites politiques avaient perdu tout crédit, aux yeux de la population russe.
On connaît l’histoire de ces dix années noires : le dernier éclair de lucidité d’Eltsine fut la nomination de Vladimir Poutine. Ce dernier s’attela à éviter l’implosion du système via la dictature de la loi, et à rétablir l’ordre dans le pays. La décennie suivante, celle des années 2000, fut donc l’inverse de la précédente : le PIB et le pouvoir d’achat sont repartis à la hausse.
Sur le plan des idées, les conséquences de cette renaissance économique et politique sont énormes. Même si les Russes, et on les comprend, sont toujours très prudents quand au fait politique et aux promesses électorales liées, une idée nouvelle s’est répandue dans le pays : la bonne situation économique de la Russie d’aujourd’hui et pour les prochaines années est due en grande partie aux hommes politiques qui dirigent le pays.
On dit souvent, en France, que l’omniprésence d’un parti dominant comme par exemple Russie Unie serait la preuve de l’absence de démocratie réelle. On dit aussi souvent qu’il ne peut pas y avoir de réelle liberté de presse en Russie, pour la même raison. Je souhaiterais un peu nuancer ces affirmations. La très jeune démocratie russe (moins de 30 ans) est encore en fermentation mais il faut bien comprendre qu’en Russie, le spectre politique est déjà bien plus riche et large qu’on ne le pense malgré la prédominance d’un parti majoritaire, notamment parce que celui-ci est formé de nombreuses tendances.
Par ailleurs, la presse indépendante en Russie est aussi jeune que la démocratie, mais une chose est certaine, elle est sans doute tout aussi prometteuse. C’est cette idée selon laquelle les hommes politiques peuvent avoir une action positive qui réanime progressivement le débat politique en Russie, aussi bien à l’intérieur des partis politiques que dans la population.
En France, dans les "discussions du café du commerce", cette note optimiste n’existe plus. Les Français ont eux la nostalgie du général de Gaulle et des "30 glorieuses". Pendant cette époque, la France s’est en effet enrichie à une vitesse météorique, mais depuis, l’effondrement économique qui a suivi ne s’est jamais arrêté. La France a vécu une forte désindustrialisation, et l’intégration à l’Union européenne est devenue un carcan idéologique et économique ne laissant qu’une marge de manœuvre très limitée aux hommes politiques français.
Depuis 30 ans, le chômage augmente lentement et la dette publique aussi. Depuis 10 ans, les salaires réels baissent. L’alternance entre le pouvoir social démocrate de gauche et le pouvoir démocrate social de droite n’a produit aucun résultat concert et il n’y a aucun programme crédible de redressement des choses. La France est frappée par un engourdissement démocratique lourd et la confiance des Français dans leurs élites politiques baisse toujours.
Pourtant, la France bénéficie encore d’une relative bonne image en Russie. Beaucoup de Russes imaginent que la France serait encore le pays du débat et de l’échange d’idées, le pays de la liberté et de la justice, le pays de la liberté de la presse. Les Russes qui font des séjours touristiques dans notre vieille nation pensent à Voltaire et à Balzac, ils voient la beauté de Paris, l’architecture des châteaux de la Loire ou le luxe de la Côte d’Azur. Ils ne voient pas la dégradation en cours.
Un des éléments de cette dégradation est la perte de confiance dans les médias. La récente affaire Strauss-Kahn en est sans doute la plus belle illustration. Bien sûr m’a dit mon voisin Oleg : "on s’en fiche, après tout, nous en Russie les scandales sexuels on en a tout le temps, et c’est une tradition chez nous". Certes, mais ce que mon voisin ne sait pas, c’est qu’en France l’affaire Strauss Kahn a également sans doute déclenché une nouvelle et forte perte de confiance dans le monde journalistique. Depuis un certain temps, une bonne partie de la presse française avait préparé l’opinion à l’arrivée d’une espèce de nouveau messie : le patron du FMI, Mozart de l’économie, socialiste modéré, bien considéré par la droite modérée, futur président des Français, momentanément occupé à sauver de la faillite la Grèce, l’Irlande et le Portugal.
Quand l’affaire DSK a éclaté, de nombreux journalistes français ont critiqué le système judiciaire américain, d’autres ont imaginé un complot de la droite française contre le futur président, et il y a même eu un soupçon sur la Russie : peut être même de Vladimir Poutine et des Russes qui auraient voulu l’éliminer du FMI. Quelques jours après pourtant, il y a eu des révélations : DSK avait un "problème avec les femmes", c’était un secret de Polichinelle. Des politiques le savaient plus ou moins, des journalistes savaient, mais les Français ne savaient pas. Exactement comme à l’époque où les Français ont appris que François Mitterrand avait une fille cachée. Les politiques savaient, les journalistes savaient, mais les Français eux ne savaient pas.
Le monde journalistique rejoint ainsi le monde politique, dans les catégories qui ne sont plus dignes de confiance. Au café du commerce, les discussions vont continuer bon train. Un auteur français, Henri de Bornier avait écrit en 1875 : "Tout homme a deux pays, le sien et puis la France". Je rajouterais en 2011 : pauvre France.