Basé à Genève, l’investisseur Patrick Drahi pose comme un capitaliste ascète. Ses lieutenants portent des jeans, volent sur easyJet et rachètent des entreprises à coups de milliards. À crédit. Ils coupent à la hache dans les coûts pour extraire les bénéfices qui leur serviront à financer les prochaines acquisitions. Et de s’offrir au passage de belles demeures sur les rives du Léman.
Les camionnettes des artisans se croisent à peine sur l’étroit chemin de Ruth. Un chemin qui surplombe la pente douce de Cologny, la commune ultrachic du canton de Genève prisée des milliardaires du monde entier. Les travaux vont bon train au numéro 51, la maison sera bientôt entièrement rénovée [photo]. Elle appartient à l’épouse de Patrick Drahi. Le couple et leurs quatre enfants pourront peut-être y emménager au printemps, quand la piscine à débordement coulera enfin sur l’horizon du bleu Léman. En attendant, la famille peut toujours disposer de l’autre grande demeure, 100 mètres plus haut, propriété du fonds d’investissement immobilier personnel de monsieur.
Quatre fois la dette du canton de Genève
La villa à gauche de leur résidence appartient à la fille d’un dignitaire kazakh accusé de corruption. Celle de droite a pour propriétaire Viatcheslav Kantor, un milliardaire russe, président du Congrès juif européen, qui a fait sa fortune dans les fertilisants. Patrick Drahi, lui, s’est enrichi en jonglant avec la dette. La holding de cet investisseur franco-israélien, Altice, en a accumulé pour plus de 48 milliards d’euros (51 milliards de francs). C’est quatre fois celle du canton de Genève, le plus endetté de Suisse.
Dans les milieux financiers, Patrick Drahi est une légende. On dit qu’il a demandé sa future épouse en mariage une heure après l’avoir rencontrée. Si l’homme gère ses amours avec la même détermination que ses affaires, alors l’anecdote est probablement vraie.
Inconnu il y a encore deux ans, cet homme d’affaires s’est lancé dans une formidable course à la croissance. Son carburant est la dette, injectée à gogo par des banques qui ne savent plus où mettre l’argent de leurs clients en ces périodes de taux zéro. Le modèle n’est pas nouveau. Bien avant lui, Rupert Murdoch avait bâti son empire médiatique sur une frénésie d’acquisitions à crédit à la fin des années 80. L’Australien avait bien failli y laisser sa chemise. Plus récemment, John Malone, le modèle dont s’inspire ouvertement Patrick Drahi, avait conquis le marché américain du câble de la même manière.
En moins de deux ans, Patrick Drahi et sa société Altice ont avalé des groupes télécoms en Europe et au-delà, dont Portugal Telecom pour 7,4 milliards d’euros et SFR, le deuxième opérateur mobile français, pour 17 milliards, en 2014. La fusion de ce dernier avec Numericable, qu’Altice possédait depuis 2004, donne naissance à un poids lourd des télécoms français. L’investisseur se pique aussi de médias, en achetant cette année le magazine L’Express, la chaîne BFM et la moitié du quotidien Libération. Il est maintenant en lice pour reprendre Télé 7 Jours, France Dimanche et Ici Paris.
Jongler avec la dette est une activité aussi lucrative que palpitante. Le 18 septembre dernier, alors que les maçons s’affairaient au chemin de Ruth 51, Patrick Drahi n’était pas auprès des siens à Cologny, comme il le fait d’habitude tous les vendredis. Il se trouvait à New York, où il venait de poser son paraphe au-dessous d’un montant à onze chiffres : 17,7 milliards de dollars, pour le rachat du câblo-opérateur américain Cablevision. C’était le plus gros coup en date de son fulgurant parcours.
Au lendemain d’un pareil deal, l’investisseur franco-israélien ne pouvait pas refuser une petite faveur à ses banquiers. Alors, même s’il rechigne généralement à se montrer, qu’il fuit les mondanités publiques, l’homme d’affaires a accepté de rejoindre les invités de la conférence Communacopia, organisée par Goldman Sachs.
Il n’a pas fallu le pousser beaucoup. Une fois lancé, Patrick Drahi a tenu le discours qu’on attendait de lui, celui qui fait sa réputation d’ovni dans le paysage d’ordinaire si policé du grand business international. Gare à vous, managers repus et avachis sur vos bonus ! Voici Patrick Drahi, l’infatigable coupeur de coûts, redresseur d’entreprises assoupies et magicien de la haute finance. Après son blitzkrieg sur le marché français et européen des réseaux câblés, le juif marocain parti de rien allait maintenant montrer aux Américains de quel bois il se chauffe. Et leur donner au passage une bonne leçon de management.