Depuis l’organisation de sa primaire, la gauche française s’est ouverte en deux, d’autres diraient en mille morceaux. Ce ne sont pas tant les personnalités incarnant la gauche qui comptent que la réalité de leur représentation sociologique. Ainsi, la fracture Hamon-Montebourg d’avec la « vieille » gauche date de 2003 et la naissance du Nouveau Parti socialiste, qu’il n’était qu’une tentative classique de quadras de prendre le pouvoir face à la génération précédente, tandis que la fracture entre Gérard Filoche et Emmanuel Macron est plus le signe d’un coup de tronçonneuse oligarchique, qui cherche à isoler et réduire la gauche du travail. Une gauche « socialiste » du travail qui est logiquement attaquée sur sa méconnaissance du monde du travail. Le peuple de gauche attend un leader moderne.
La fracture socialiste
Avec son programme « revenu universel pour tous et portes ouvertes à l’immigration », Benoît Hamon a fait le plein de jeunes, de chômeurs et de Français d’origine immigrée. En face, Valls rassure la tranche plus âgée des électeurs de gauche avec sa politique de fermeté (en paroles) – une politique qui lui a valu des gifles en retour. Plus au centre, un troisième larron, Emmanuel Macron, ouvre une brèche libérale dans ce qu’il considère être le paléo-socialisme. N’oublions pas Jean-Luc Mélenchon, qui a sauté du train fou PS avant le crash, et qui attaque Marine Le Pen sur ses bases souverainistes.
De toute accélération tectonique – les spécialistes appellent ça une refondation – sortiront les futurs chefs de la gauche, une mutation accélérée par la purge que fut le quinquennat hollandiste. Mais l’ère des grands appareils qui fabriquent des petits hommes semble bien terminée. Avec la victoire des candidats inattendus à droite (Fillon) et à gauche (Hamon) lors de ces doubles primaires, on a pu assister à un transfert de pouvoir de décision de l’appareil médiatico-politique (les médias et les partis) vers les réseaux sociaux, c’est-à-dire les gens.
Les gens, un ensemble difficilement contrôlable, difficilement calculable, aux mouvements imprévisibles d’une escadrille d’étourneaux, des gens capable en quelques jours seulement de prendre le contre-pied des manipulations d’appareils les mieux construites, à partir de statistiques, de panels, d’études d’opinions très secrètes auxquelles les électeurs n’ont pas accès.
Tout cela a explosé. Nous ne doutons pas que des outils plus fins de marketing électoral verront le jour, qui intégreront cette variable très complexe que sont les « réseaux sociaux ». On entre dès lors dans le probabilisme et le principe d’incertitude d’Heisenberg, le physicien allemand, pas le chimiste qui fabrique de la méthamphétamine de Breaking Bad. Quoique...
Heureusement, pour les hommes politiques qui n’ont pas encore intégré ou accepté cet énorme changement dans l’électorat (on est passé de l’âge de pierre à celui du fer, en gros), qui n’est plus aussi passif qu’avant, il reste encore quelques techniques pour « orienter » le choix des gens. Ainsi, de nombreux observateurs de cette primaire se demandent combien de Français ont réellement voté dans les 7 630 bureaux... On est passé de 400 000 à 1 900 000, puis on est redescendu à 1 700 000, pour finir à 1 300 000. Certains journalistes en profitant pour voter plusieurs fois dans des bureaux différents...
Sur cette archive, Jean-Luc Mélenchon sous-entend que Hollande a truqué les résultats d’un vote au PS :
La vidéo où #Mélenchon raconte comment il truquait avec #Hollande les résultats d'élections internes du #PS#LaGuerreDesGauches #20h55 pic.twitter.com/ZyS0FdEUeC
— rdinho मैं•.¸¸.•´´¯☀ (@rdinho3) 9 janvier 2017
Libéraux contre antilibéraux
Gérard Filoche, trotskiste de formation, est le dernier gauchiste du PS, qu’il a rejoint en 1994, après une longue formation trotskiste. C’est un ancien inspecteur du travail qui siège au Bureau national du PS depuis 17 ans. Il a été évincé de la primaire de la gauche, sur un point de règlement relativement douteux. Ce sont surtout ses attaques contre Valls qui l’ont éliminé avant même les éliminatoires des 22 et 29 janvier 2017. Filoche incarne la gauche antipatronale, celle que fustige Emmanuel Macron.
Pour illustrer l’écartèlement du PS, qui n’y survivra probablement pas, voici 8 des 17 saillies de Macron qui font hurler Filoche :
1. « Si j’étais chômeur, je n’attendrais pas tout de l’autre, j’essaierais de me battre d’abord. »
2. « Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires. »
3. « Bien souvent, la vie d’un entrepreneur est bien plus dure que celle d’un salarié, il ne faut pas l’oublier. Il peut tout perdre, lui, et il a moins de garanties. »
6. « Les salariés doivent pouvoir travailler plus, sans être payés plus si les syndicats majoritaires sont d’accord. »
8. « Je n’aime pas ce terme de modèle social. »
12 Je dis aux jeunes : « Ne cherchez plus un patron, cherchez des clients. »
13 « La France est en deuil d’un roi. »
16 « Le chômage de masse en France c’est parce que les travailleurs sont trop protégés. »
Dans cette opposition idéologique frontale, on saisit la fracture entre l’ancien et le nouveau PS, le nouveau n’étant pas forcément meilleur que l’ancien... et l’ancien n’étant pas toujours en phase avec son époque. Si certaines des déclarations de Macron peuvent choquer, elles ne sont pas toutes infondées, notamment sur la valeur « travail ».
Récemment, sur les réseaux sociaux, une vidéo de Macron a tourné où on le voyait dans sa voiture de candidat, sortant d’une visite dans le « Nord ». Tout en devisant avec son voisin, il s’essuie les mains avec une lingette. Aussitôt, dans les commentaires, la majorité les internautes a pensé qu’il était dégoûté par le contact des « pauvres » :
Hélas pour les antimacronistes primaires, il ne s’agit pas de Macron en visite chez les « chômeurs alcooliques » du Nord – il était le 19 janvier 2017 à Hénin-Beaumont, sur les terres du FN – mais d’un extrait du documentaire de Pierre Hurel pour France 3, diffusé le 21 novembre 2016, et montrant le fondateur d’En Marche ! revenir d’une visite chez... des pêcheurs d’anguilles (à partir de 52’44) :
Une séquence filmée lors du passage de celui qui était encore ministre de l’Économie et des Finances près de Lunel, dans l’Hérault, sur l’étang d’Or :
La gauche est-elle malade de ses candidats ?
Comme l’écrit Pierre de Brague pour la revue Rébellion, à propos de la gauche socialiste et de l’extrême gauche :
« Sous leurs atours soi-disant progressistes, ces deux candidats [Valls et Macron] incarnent en réalité les vieux réseaux à l’œuvre en France depuis une trentaine d’années. »
« Mélenchon est l’une des principales armes du Système pour faire descendre Marine Le Pen de 25 % à 15 %. Après 35 ans de PS et de collaboration européiste, le franc-maçon Jean-Luc, excellent orateur et bon client des médias, vient symboliquement dissuader la ménagère lambda de voter FN, en apportant charge émotionnelle et apparats de révolte sociale. »
« Les masses bourgeoises françaises se sont ainsi parfaitement adaptées au règne du libéralisme libertaire qui a réduit – via des agents identifiables – la lutte sociale aux dérives sociétales et narcissiques. L’extrême gauche revendiquée accompagne ces mutations du Capital et n’est plus aujourd’hui qu’un chien de garde du Marché, une armée de sales gosses déconnectés du peuple. »
Pauvre peuple de gauche, qui a le « choix » entre un Benoît Hamon déconnecté du monde du travail avec ses propositions de revenu universel et d’overdose migratoire, qui signent la mort du travail et de la gauche du travail, un Manuel Valls impopulaire jusqu’à la nausée, un Emmanuel Macron systémisé à outrance et un Jean-Luc Mélenchon en service commandé contre le FN...
Nous assistons à la dislocation de la gauche du travail non pas par la droite des valeurs (Fillon et compagnie), mais par la gauche du non-travail (la version libertaire du Capital), tout ce que désirait l’oligarchie, en somme.